Le Freaky Friday de 2003 est l’une des bibles cinématographiques sur l’art de l’acteur·ice, avec le Face/Off (1997) de John Woo : comment mieux réfléchir l’idée de devenir une autre personne que par la prémisse d’un changement de corps ? Quand Anna (Lindsay Lohan) se réveille un matin dans la peau de sa mère Tess (Jamie Lee Curtis) et vice-versa, les deux actrices ne doivent plus jouer leurs personnages, ni non plus celui de l’autre : Curtis doit plutôt montrer comment Anna interprète Tess et Lohan comment Tess interprète Anna. Le terme est important puisque le concept met de l’avant le fait que pour interpréter un personnage (au sens de le performer, le jouer), il faut d’abord l’interpréter (le comprendre, l’expliquer), ce qui est tout l’enjeu narratif alors que les deux femmes doivent à la fois offrir des performances convaincantes aux yeux de leur entourage, qui ne soupçonne pas cette substitution d’identité, et parvenir à mieux se voir l’une l’autre pour se sortir de leur malédiction. Voilà de quoi nous rappeler que les meilleures interprétations sont celles qui nous permettent de lever des voiles sur nous-mêmes, de redécouvrir qui nous sommes.
Sans doute que le succès du film doit moins à cette richesse thématique et plus à son humour (très réussi) et au charme de ses deux stars, qui s’en donnent à cœur joie dans des rôles qui autorisent le délire. Mais ce n’est pas un hasard si ce Freaky Friday demeure la plus appréciée des adaptations ou variations autour du roman de Mary Rodgers (publié en 1972), tant il s’agit d’un parfait exemple de ce dont le cinéma hollywoodien est capable à son meilleur : un alliage entre les plus sophistiqués des exposés philosophiques et le plus pur divertissement populaire. Une longue manière de dire que c’est une lourde tâche que de revenir sur un tel film vingt-deux ans plus tard : au-delà d’un attachement nostalgique à l’œuvre originale qu’il convient de réalimenter, il faut aussi prendre à bras-le-corps tout ce discours sous-jacent. Et parmi les belles surprises que nous réserve Freakier Friday, il y a le constat que cette entreprise n’a pas été négligée.
La prémisse a pourtant de quoi inquiéter, avec cette fois quatre personnages à entremêler : la belle simplicité de l’original menace de se perdre, de même que la lisibilité nécessaire à ce que le concept fonctionne. Et en effet, le début du film est plutôt laborieux, alors qu’il s’efforce d’introduire la nouvelle vie d’Anna, maintenant productrice de musique qui élève seule son enfant Harper (Julia Butters) avec l’aide de sa mère. Quand Anna tombe amoureuse d’Eric (Manny Jacinto), lui aussi monoparental, le récit reprend les ficelles du premier film : un mariage à l’horizon, un beau-père à accepter pour Harper, et une belle belle-famille à adopter pour Lily (Sophia Hammons), la fille d’Eric. Cette fois, pas de biscuit chinois (heureusement) pour enclencher la malédiction, mais une voyante, que les quatre femmes vont consulter pendant le bachelor party d’Anna, le lendemain duquel elles se retrouvent dans un corps nouveau.
Si la confusion est bien là au départ, lorsque l’on tente de se rappeler qui est dans le corps de qui, Freakier Friday règle vite le problème en divisant le groupe en deux : Anna (maintenant sa fille, Harper) et Tess (maintenant sa belle-fille, Lily) partent de leur côté pendant qu’Harper (Anna) et Lily (Tess) vont du leur. Cela vient non seulement faciliter la compréhension, mais surtout permettre à Jamie Lee Curtis et Lindsay Lohan de partager l’écran pendant tout le film, pour notre plus grand plaisir. Car il faut bien le dire, c’est d’abord et avant tout pour elles que nous sommes là, pour les voir jouer des enfants qui imitent ce qu’ils comprennent du comportement des adultes (d’ailleurs, les nouvelles actrices sont plutôt bonnes, mais elles ont moins l’occasion de briller dans le rôle inverse d’adultes coincées dans des corps d’enfants). Comme dans le premier, c’est Curtis qui se retrouve avec le rôle le plus déjanté, devant interpréter une jeune fille britannique qui essaie d’apprivoiser le corps d’une américaine soixantenaire, nouvelle occasion pour elle de démontrer sa maîtrise du comique. À un moment où sa carrière connaît un renouveau, les nécessités d’un tel rôle lui vont bien : Lily s’exclame d’horreur devant la vieillesse du corps de Tess, mais en même temps cela est contrebalancé par le fait que Curtis joue bel et bien la jeunesse, comme pour nous dire qu’elle ne l’a jamais perdue, et contredire en même temps les commentaires âgistes du personnage.
:: Jamie Lee Curtis (Tess) et Lindsay Lohan (Anna) [Walt Disney Pictures / Gunn Films / Burr! Productions]
Il en va de même pour Lindsay Lohan, le film organisant son retour au grand écran en la ramenant au rôle qui en a fait une star. Bien sûr, elle était aussi de Parent Trap (1998), où elle jouait un duo de jumelles qui essayaient de se faire passer l’une pour l’autre, mais c’est Freaky Friday qui a consolidé son image en lui offrant un autre personnage qui met en valeur la notion même d’acteur·rice. Durant sa courte période de succès cinématographique, de 2003 à 2006, Lohan a été souvent amenée dans des doubles rôles où ses interprétations viennent montrer ce qui sépare des mondes apparemment distincts, antagonistes. Que ce soient les parents divorcés de Parent Trap, la mère et la fille de Freaky Friday, ou les divers groupes d’adolescent·e·s dans le high school de Mean Girls ([2004], où cette fois son personnage devient à l’image de ses ennemies tant elle s’efforce de les imiter pour les infiltrer), toutes ces personnes peuvent se réconcilier grâce aux performances de Lohan, qui nous montrent que ce qui nous divise n’est souvent qu’une illusion, une perception erronée. Ces œuvres jouent avec des questions d’authenticité et de performance de soi, tout en soulignant comment nos identités se construisent autour de gestes et de comportements appris qui peuvent sembler « naturels » et immédiatement lisibles, évidents pour soi et celleux qui en partagent le langage, mais qui ne le sont pas nécessairement pour tou·te·s. Ces trois films, qui se parlent et se répondent de manière remarquable, demeurent le sommet de la carrière de Lohan, qui, nonobstant ses problèmes personnels, n’a jamais pu retrouver des rôles aussi riches, même si ses productions les plus médiocres continuent de tourner autour de thèmes semblables. C’est le cas d’ailleurs de ses récentes comédies romantiques pour Netflix, qui, même si elles ne sont pas dépourvues de plaisir, semblent répondre à l’image qu’une intelligence artificielle se fait d’ « un film de Lindsay Lohan ».
Freakier Friday n’arrive pas à retrouver toute la richesse de cette trilogie (cela dit, peu de films peuvent s’en vanter), entre autres parce qu’il n’y a pas la même rigueur d’écriture que dans l’original, où le registre humoristique jouait sur des situations de malentendus et de malaise social, des quiproquos, des gags de maladresses physiques, toutes des manières de rejouer ce thème central d’un corps qui exprime et cache à la fois l’intériorité. L’humour est toujours présent, mais il n’est plus aussi évidemment relié à ces préoccupations, alors qu’il s’agit surtout de s’amuser des contrastes entre les divers âges. Il y a toutefois quelques scènes particulièrement jouissives (notamment un moment, dans un magasin de disques, à la fois très drôle et très intelligent pour brasser autrement ces idées), et l’inévitable réconciliation finale demeure émouvante, même si elle se contente de reprendre le discours du premier. Plus surprenant peut-être est l’impression d’être devant un film d’une autre époque, autant parce qu’il s’agit d’une simple suite, exempte du discours réflexif auquel on s’attend aujourd’hui, que parce que la mise en scène de Nisha Ganatra reproduit naturellement la flamboyance et l’énergie un peu cinglée des productions pour adolescent·e·s du début des années 2000. La nostalgie est présente, mais sans être soulignée, ce qui s’avère finalement parfait pour célébrer le retour d’une star : quand Anna monte sur scène le temps de se réunir avec son groupe Pink Slip, c’est surtout la présence de Lindsay Lohan que l’on applaudit. Et ça reste la plus grande réussite de ce film : nous rappeler l’importance de cette vedette d’un autre temps (de Jamie Lee Curtis aussi, mais on ne l’a jamais vraiment perdue de vue), et à travers elle de tout le discours porté par son image et de l’importance des acteur·rice·s dans nos vies.
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