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Sinners (2025)
Ryan Coogler

Le blues et le démon

Par Sylvain Lavallée

Pour son dernier film, Ryan Coogler a réussi à négocier un contrat sans précédent, lui octroyant non seulement l’autorité sur le montage final et un pourcentage sur les entrées en salle dès le premier weekend, mais plus crucialement les droits sur l’œuvre, qui lui reviennent après 25 ans. Cela semble inquiéter l’industrie, alors que certain·e·s parlent d’un signe du déclin des studios, mais la motivation du cinéaste est beaucoup plus modeste, avant tout symbolique et personnelle : il ne s’agit pas de démontrer son pouvoir, après les succès de Creed (2015)et de Black Panther (2018), mais de réfléchir l’œuvre elle-même, qui porte sur des Noir·e·s défendant leur droit à la propriété.

On reconnait dans ce geste la force du cinéma de Coogler, sa cohérence et son ambition thématiques, en même temps que cette indépendance revendiquée a quelque chose de jouissif pour un auteur qui sort tout juste de chez Marvel, même s’il avait réussi mieux que quiconque à y préserver une certaine intégrité. Autrement dit, Sinners  lui appartient, d’un point de vue artistique comme légal, et la mise en scène s’alimente à ce sentiment de liberté, qui se retrouve aussi au centre du récit : quand les jumeaux Smoke et Stack (interprétés par Michael B. Jordan) reviennent de Chicago, ils utilisent leurs compétences et leur fortune gagnées à travailler pour les Blancs (d’abord dans la Première Guerre mondiale, ensuite pour Al Capone) afin d’ouvrir un juke joint dans leur ville natale au Mississippi. En suivant les frères, qui, dans la première heure, se préparent à l’ouverture de leur cabaret, le film s’affaire à créer un lieu utopique, à organiser un moment de communion et de célébration, mais toujours hanté par la promesse d’une violence à venir puisque le prologue, un flash-forward, nous annonce d’emblée que la nuit sera sanglante. Coogler s’avère particulièrement apte à créer ce sentiment de communauté, par sa reconstitution attentive des années 1930, et par une galerie de personnages peu représentés habituellement (un couple asiatique de marchand·e·s [Li Jun Li et Yao], entre autres, ou une mulâtre [Hailee Steinfeld]). Cette première partie cherche moins à installer les protagonistes qu’à relever les liens qui les unissent, alors lorsque des vampires irlandais se présentent aux portes et que le récit bascule dans l’horreur, c’est la perte du groupe qui importe plus que les morts individuelles.

C’est sans doute ce qui justifie l’influence ouverte de John Carpenter qui trône sur l’ensemble, dans une scène hommage à The Thing (1982), où les tests de sang sont remplacés par des gousses d’ail à ingérer, mais surtout parce que Coogler reprend la figure de l’enfermement, d’une poignée de protagonistes prisonnier·ère·s d’un lieu clos encerclé par le Mal, ce qui bien sûr résonne différemment lorsqu’il s’agit de personnes racisées usant de solidarité pour résister à une menace caucasienne. Il y a peu de subtilité ici, Sinners suivant la tendance du cinéma d’horreur contemporain, avec ses métaphores grossières et ses discours soulignés à grands traits, mais Coogler travaille de manière un peu plus oblique, les vampires ne représentant rien de très précis, si ce n’est ces forces qui travaillent à assimiler, intégrer (bref, vampiriser) la créativité des artistes noir·e·s, leur liberté telle qu’elle peut s’exprimer à travers leurs œuvres. « White folks, they like the blues just fine. They just don't like the people who make it » comme le dit Delta Slim (Delroy Lindo). Impossible, pour ces personnages, de savourer leur liberté et leur culture sans devoir la défendre coûte que coûte contre une société raciste qui se nourrit de leur sang — d’ailleurs, à l’autre bout de la nuit, c’est le Ku Klux Klan qui attend les survivant·e·s, une seconde menace comparée implicitement aux monstres.

Dans cette lutte pour préserver son indépendance, il est tentant de voir une illustration de celle que Coogler doit mener pour exprimer sa vision dans l’industrie hollywoodienne. C’est aussi ce que le casting de Jordan sous-entend, d’abord parce que sa performance nous permet de différencier aisément les deux jumeaux, ce qui résonne implicitement avec les idées de l’individualité et de l’indistinction, d’une communauté formée par l’union de personnalités complémentaires, alors que les monstres constituent une meute beaucoup plus uniforme. Ensuite, et surtout, le thème du double nous ramène aux rôles que Jordan tenait dans Creed et Black Panther, des films où il était pris dans un dilemme identitaire, partagé entre deux mondes : cette fois, il n’y a pas de tel drame, Smoke et Stack savent exactement comment diriger leurs énergies, ils travaillent ensemble et le conflit vient uniquement de l’extérieur. Comment ne pas y voir une réponse à Marvel, à l’obligation d’éliminer la colère pourtant légitime d’Erik Killmonger dans Black Panther pour laisser place au pacifisme de T’Challa ? Comme si, cette fois, Coogler déclinait toute forme de coopération obligatoire avec le monde des Blancs, et qu’il ne voulait plus présenter sa star-fétiche torturée, divisée contre elle-même — ou plus exactement, lorsque les jumeaux finissent par s’affronter, c’est le signe le plus évident d’une harmonie brisée, d’une rupture causée par des forces externes.
 


:: Sammie (Miles Caton) [Proximity Media / Warner Bros.]


:: Smoke (Michael B. Jordan) 
[Proximity Media / Warner Bros.]

L’enjeu de Sinners tient ainsi au refus de serrer la main avec l’ennemi, de partager ses ressources comme le faisait Wakanda. Coogler s’appuie sur la mythologie du blues, le film se déroulant d’ailleurs à Clarksdale, une des villes majeures dans l’histoire du Delta blues : les vampires ne sont pas là pour tuer, ils ont plutôt été attirés par Sammie (Miles Caton), jeune chanteur et guitariste prodige, et veulent avant tout l’intégrer à leur propre musique. Mais là où la légende d’un Robert Johnson nous dit qu’il tenait son talent d’un pacte avec le diable, croisé à un carrefour, les démons de Sinners cherchent à s’emparer d’un bluesman, à lui voler son art, un renversement qui souligne encore l’idée de propriété : le blues appartient à la culture noire, en exprime la beauté et la richesse, et ne doit donc rien à une entente avec les forces du Mal. C’est la filiation et l’héritage que Coogler veut relever, notamment dans un numéro musical en plan-séquence qui réunit le passé, le présent et le futur dans une célébration de la musique noire, des tambours africains au hip hop en passant par le jazz et un guitariste à la Hendrix. Dans Creed, le plan-séquence soulignait le passage des coulisses à l’arène et accompagnait la transformation d’Adonis qui devait apprendre à revendiquer l’héritage de son père, et encore ici il s’agit de transcendance, d’utiliser la continuité d’un mouvement de caméra pour effectuer un trait d’union symbolique. Dans les deux cas, c’est une vision de l’art qui s’exprime ainsi, alors que Sammie comme Adonis investissent leur expérience personnelle dans une forme d’expression (la musique, la boxe) qui sert de spectacle pour une communauté qui peut s’y retrouver — ce qui nous renvoie aussi, il va sans dire, au cinéma lui-même.

La richesse de Sinners est peut-être avant tout conceptuelle, notamment parce que Coogler maîtrise assez mal les codes de l’horreur et peine à dramatiser ses enjeux : les vampires sont plus amusants qu’effrayants, l’action est trop confuse et peu satisfaisante, et malgré l’abondance de sang qui coule, d’un beau rouge visqueux, la violence apparaît désincarnée. La mise en scène veut pourtant travailler les corps, par un contraste entre la lascivité de la danse qui les exalte (ce qui est plus réussi) et cette brutalité qui les massacre (ce qui l’est moins), mais ça demeure théorique plus que ressenti. Peu importe : si Sinners n’est sans doute pas le chef-d’œuvre que plusieurs semblent y voir depuis sa sortie, il n’en demeure pas moins que Coogler, en bon cinéaste qui assume sa veine populaire, nous offre un spectacle généreux, ambitieux, bourré d’excès, certains plus sympathiques que d’autres (la musique omniprésente et empathique de Ludwig Göransson finit par lasser). Et surtout, il nous invite à célébrer avec lui, profitant de sa position d’envergure pour se créer un espace de liberté, le temps d’un film, qu’il utilise pour commémorer la culture et la musique noires, d’une manière on ne peut plus sincère et amoureuse — difficile de ne pas répondre à l’appel pour participer à la fête.

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Critique publiée le 13 mai 2025.