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Godzilla Minus One (2023)
Takashi Yamazaki

Make Japan Great Again

Par Mathieu Li-Goyette

Il est moins curieux que révélateur de voir sortir la même année Oppenheimer et Godzilla Minus One, deux films censés porter sur la bombe mais qui finissent par porter sur autre chose. Le premier mettait en scène l’arme atomique pour discourir sur le génie (sa démiurgie, sa politique, sa culpabilité); le second travaille une réécriture individualiste de la Guerre du Pacifique. D’un côté la réflexion auteuriste occidentale sur la puissance (du cinéma), de l’autre un kamikaze déserteur, survivant durant l’Occupation, rachetant son honneur en sauvant le Japon par un sacrifice qu’enfin il pourra commettre. Le drame nucléaire a été remplacé par celui d’un ancien militaire, une figure pas nécessairement problématique mais nécessitant certainement d’être problématisée, surtout quand l’issue de son sens du sacrifice honorable a préséance sur la métaphore la plus importante du Japon d’après-guerre.

Dans le film de Nolan comme dans celui de Yamazaki, on aboutit d’emblée à des conclusions communes: l’impossibilité de réfléchir ces sujets à la hauteur de leur impact collectif, comme obstrué par l’individualisme du vécu et de la perception, le trauma de la guerre plaqué contre le saurien géant, l’abject de la bombe regardé à travers la beauté du regard scientiste, démiurgique, d’Oppenheimer. Des catastrophes civilisationnelles réduites aux vanités du regret et de la perfectibilité.

Chaque scène de Godzilla Minus One réitère cette emphase sur le drame personnel  même quand il est question de destruction massive, elle ne semble importer que parce que le couple de protagonistes s’y retrouve. C’est comme ça depuis l’introduction, quand le jeune Koichi (servi par l’attachant Ryunosuke Kamiki) fait volte-face durant une mission suicide. Le Japon s’apprête à capituler au mois d’août 1945 et le pilote refuse de mourir sans raison, prétextant un bris de moteur pour échapper à son attaque-suicide. Il atterrit alors sur l’île d’Odo, premier clin d’œil au Godzilla original de Ishirô Honda qui en avait fait le mythe réincarné de ces insulaires isolés. Rapidement, soit après quelques minutes de métrage à peine, Godzilla nous fait le plaisir d’apparaître pour nous surprendre dans la nuit, haut d’une taille encore modeste, croquant vivement les mécanos d’un aérodrome en panique avec la même désinvolture carnassière que le T-Rex de Spielberg avant lui. En surface on y voit un premier hommage au film de 1954, qui dévoilait aussi le monstre sur cette île reculée. Or en même temps, Yamazaki pose les bases de sa recette gagnante, soit les remords d’un militaire montré en victime du fanatisme, mais raconté avec les outils du blockbuster étasunien, doté des mêmes réflexes héroïques qui, au risque de rendre le film diablement efficace, lui font perdre un peu de ce qui aurait pu faire sa raison d’être. 

On s’étonne de voir la Toho s’étonner du succès international du film, tellement jamais une production japonaise n’a semblé aussi taillée sur mesure pour leurs marchés étrangers (et à l’heure d’écrire ces lignes, c’est maintenant confirmé qu’il s’agit du plus grand succès japonais en prise de vue réelle enregistré aux États-Unis). Alors que le mandat de faire renaître Godzilla avait été accompli de main de maître par Hideaki Anno et Shinji Higuchi avec Shin Godzilla en 2016, on en déduit facilement que le studio n’a pas souhaité poursuivre la critique de la gestion de crise de la catastrophe de Fukushima-Daiichi par le créateur, souvent imprévisible ou obtus, de Neon Genesis Evangelion [1995-1996], préférant ramener leur franchise phare vers un discours plus universel, surtout plus consensuel, tout en orchestrant une ambitieuse réécriture historique qui correspond au climat actuel d’un Japon en perte de repères. 

En effet ce premier Godzilla de l’ère Reiwa (2019 – ) est plus que jamais le reflet d’un pays devenu bon troisième de sa sphère d’influence en Asie de l’Est, derrière la Chine et la Corée, croulant sous les politiques d’austérité du gouvernement de Fumio Kishida, qui dirige une coalition droitiste plutôt molle qui a tous les défauts de sa tendance politique. À cela s’ajoute une folle poursuite de la remilitarisation entamée sous son prédécesseur Shinzô Abe (assassiné en 2022) au nom d’une autonomisation de la défense nationale et d’une réinvention du rôle du Japon dans le théâtre de la géopolitique internationale. Toujours en vue face à ces décisions qui accablent un pays dont les filets sociaux sont les plus précaires depuis les années 1950, le spectre de l’étalement chinois, des missiles nord-coréens, une situation dont a profité la politique japonaise pour accroître chaque année depuis 10 ans son budget militaire. Ainsi ce nouveau Godzilla, en resassant les souvenirs de la Guerre du Pacifique et la nostalgie des pilotes valeureux (qui finissent par se réunir en une force paramilitaire d’anciens combattants!), permet de repenser et de compenser la dépréciation d’après-guerre de la nation, de rendre le Japon «grand» à nouveau.  


[Robot Communications / Toho]

Si Godzilla a toujours incarné les peurs de la nation japonaise, il faut dire que Yamazaki pose un choix idéologique clair en délaissant la peur du nucléaire (pratiquement reléguée ici au rang de patine esthétique) au profit d’une reconfiguration du patriotisme à l’heure des gouvernements affaiblis. Et d’une certaine manière, il trouve là le moyen de mettre le kaiju au service des craintes aujourd’hui prioritaires au Japon. Face à l’actuelle campagne de revalorisation insensée du nucléaire [1], il semble plus important maintenant de trouver des manières de réconcilier le présent pacifiste et en crise avec un passé honorable et résilient. À ce jeu, Yamazaki est un maître sirupeux depuis une vingtaine d’années maintenant, enchaînant des projets comme ses Always, une série de 3 films (2005, 2007, 2012) qui dressent une fresque conciliante et purement optimiste de la reconstruction d’après-guerre, des ruines aux olympiades de 1964, ou encore Fighter Pilot (2013), l’adaptation d’un roman et d’un manga aux succès monstres, l’histoire d’un frère et d’une sœur enquêtant sur la vie de leur grand-père, pilote de chasseur Zero mort en 1945 et qu’ils avaient toujours cru couard, alors qu’en réalité c’était un militaire courageux, exemplaire, habité par des valeurs humanistes. Cette histoire, sorte de canevas didactique et pépère de ce qu’il accomplit de manière autrement plus convaincante dans Godzilla Minus One, dit tout ce qu’il y a à savoir de la vision qu’a Yamazaki sur l’histoire pourtant complexe du militarisme japonais. Voilà au fond un cinéaste aux vertus quasi étatiques, absolument fidèle à la lecture nostalgique souhaitée par le gouvernement actuel.

C’est ainsi qu’il faut voir son hommage fidèle, souvent émouvant il faut le dire, au Godzilla original de Honda, à commencer par le réemploi de sa structure narrative et de l’implacable thème musical de Akira Ifukube. C’est comme ça qu’il faut comprendre la familiarité de son décor d’après-guerre, tout à fait charmant pour le public et la critique internationale qui n’a d’yeux que pour les retrouvailles avec les films de ruines de Kurosawa (Un merveilleux dimanche [1947], L’Ange ivre [1948] ou Chien enragé [1949]) ou dans l’idée de renouer avec le calme domiciliaire, endurant, des Ozu plus tardifs et intergénérationnels. Or c’est soit bien mal comprendre le pacifisme collectiviste qui était au cœur du film de Honda (rappelons-nous les chœurs télévisés des enfants qui chantent pour la paix), ou bien mal comprendre les paradoxes culturels et traditionnels qui parcourent les visages de Toshirô Mifune et de Chishû Ryû pour laisser Yamazaki si facilement inscrire son récit propagandiste et individualiste aux côtés de ces films qui aujourd’hui encore m’apparaissent d’une générosité sans égale dans l’histoire du cinéma.

Or si ces films étaient généreux, si lorsqu’on voit le brave pilote de chasseur zéro accepter d’être père adoptif d’un orphelin alors que son pays défait cherche à se relever, il est impossible de ne pas y penser, c’est parce que ces prédécesseurs réfléchissaient aux manières dont le corps social pouvait redonner sens à la trajectoire individuelle, aux manières dont la souffrance collective peut entretenir des rapports de réciprocité et de solidarité avec les souffrances particulières, des manières, autrement dit, de réfléchir à des questions impossibles face à des situations insoutenables (comment croire en la vérité des uns au détriment de celle des autres [Rashômon]? comment et pourquoi accepter de céder notre rôle familial à notre rôle social [Printemps tardif]? comment combattre un lézard géant sans poursuivre sa chaîne de violence destructrice [Godzilla] ?). Yamazaki n’a pas le courage de ces questions et ne sait en tirer qu’un décor, qu’un contexte historique à piller au nom de notre accoutumance à celui-ci. 

À remplacer la hantise du nucléaire par la résolution symbolique du trauma d’un ancien militaire, il évacue toute la dimension réflexive de ce monstre qu’on ne peut habituellement abattre qu’en regardant vers notre propension à la violence et à la vengeance. En remodelant le fanatisme sur celui d’une meilleure « gestion » de la vie des soldats (tout l’enjeu dramatique du dernier acte repose sur le fait qu’il n’est plus nécessaire de sacrifier un pilote pour qu’il accomplisse sa mission), le cinéaste s’impose en bon gestionnaire de la violence plutôt qu’en pacifiste attendu. Ce faisant il empêche son Godzilla Minus One d’être un film sur la mémoire de la bombe ou du 20e siècle, préférant l’indéniable efficacité des meilleures pages populistes de Jaws (1975), de Dark Knight Rises (2012), même de Last Jedi (2017) et de le faire avec le dixième du budget d’un cousin médiocre comme Godzilla vs. Kong (2021). 

Toute cette prouesse provoque l’enthousiasme, tout ce nouvel héroïsme à l’individualisme exportable enchante, d’autant que le cinéaste les met à profit de ce qui s’avère certes le meilleur spectacle en salle de l’année 2023 — spectacle épatant dont il y a peu de choses à dire sinon que ça «fonctionne parfaitement» —, mais il le fait surtout en profilant un horizon bien sombre, teinté de libéralisme militaire et de vanité historique, fier d’une recette redoutable qui devrait nous rappeler qu’au-delà du pur divertissement, Godzilla a toujours été, à son meilleur, un récit qui travaille vers la paix dans un monde faisant face à la guerre. À l’inverse, le film de Yamazaki contemple la guerre avec l’espoir secret qu’elle s’embrase à nouveau, et de cette fois la gagner.

 


[1] Avant la catastrophe de Fukushima-Daiichi, c’est 30% de la demande énergétique japonaise qui était comblée par l’apport des centrales nucléaires. Depuis 2011, la grande majorité des centrales avaient été mises en veille à des fins de prévention et de dénucléarisation de l’archipel, jusqu’à représenter à peine 4% de la production énergétique du pays. Or dans la dernière année, ces centrales ont été réactivées, en parallèle à la dilution dans l’océan Pacifique des eaux radioactives contenues depuis la catastrophe. De plus, pour favoriser une soi-disant transition verte jusqu’en 2050, le gouvernement Kishida a étendu à au-delà de 60 ans la certification des durées de vie des réacteurs vieillissant qui ont pourtant des besoins d’entretien croissants, prétextant le bousculement du marché mondial de l’énergie dans le sillon de la guerre russo-ukrainienne. cf. https://www.nippon.com/fr/japan-data/h01752/

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Critique publiée le 18 décembre 2023.