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Dark Knight Rises, The (2012)
Christopher Nolan

Fin d'une révolution

Par Mathieu Li-Goyette
Titanesque, le feu jaillissant de The Dark Knight Rises n'est pas de ceux qui s'éteignent. En trois actes, Christopher Nolan semble avoir non seulement offert le portrait définitif du chevalier noir au grand écran, mais aussi transporté sur ses épaules toute l'évolution du blockbuster américain post-11 septembre. L'auteur accomplit cette mission sans effort et c'est cette fluidité magistrale qui élève son dernier épisode au-dessus de ses prédécesseurs : il est question ici de raconter la fin d'un mythe, peut-être le seul inébranlable mythe américain depuis l'effondrement des deux tours.

Après une scène d'ouverture spectaculaire où Nolan nous rappelle son goût pour le réalisme, nous retrouvons Batman (Christian Bale), milliardaire en faillite et justicier masqué à la retraite qui guette l'arrivée du mal qui s'incarnera en Bane (Tom Hardy). Voyant ces deux forces de la nature s'opposer dans une lutte infernale pour la survie d'un monde aux dépens d'un autre, on pensera à toutes les révolutions, de la Française jusqu'à celle – globale – du mouvement Occupy. Avec The Tale of Two Cities de Dickens en tête, Nolan reste le cinéaste aristocrate qu'il a toujours été et livre son film au monde comme un avertissement de la tempête à venir : «A storm is coming Mr. Wayne», chuchote Selina «The Cat» Kyle (Anne Hathaway, magnifique femme fatale cleptomane) à l'oreille de Bruce Wayne.

À la tête d'une armée révolutionnaire composée de prisonniers espérant se faire leur propre justice, Bane entame sa mise à feu de Gotham par la prise de la prison de Blackgate – sa Bastille. Fort d'une victoire décisive contre un Batman trop rouillé pour faire le poids contre son nouvel alter ego, le terroriste en puissance l'envoie pourrir dans une prison du Moyen-Orient. C'est là, dans ce trou, que toute la trilogie s'aligne et fait sens, scène après scène, jusqu'à l’ascension tant attendue du chevalier noir. «Why do we fall?» lui demandait sont père dans Batman Begins. «To rise», répond aujourd'hui le fils. À sa sortie, Wayne est un héros ré-inventé comme il s'était lui-même inventé à sa sortie du puits familial emplie de chauves-souris. Coupable de sa propre chute dans le désert car trop sûr de sa propre légende, Batman-l'Amérique doit remettre en question ses alliances comme les raisons qui l'ont poussé au bord du gouffre.

À son retour, il retrouve sa nation meurtrie de l'intérieur. Ponts sectionnés, policiers pris sous les décombres (échos des «héros» du 11 septembre), stade écroulé, la conquête de Bane est un succès. En construisant sa propre ville en dessous de celle de Batman, le vilain indestructible s'est allié à une population d'exclus, à ce «99%» dont la partie la plus extrémiste est prête à le suivre dans sa mise à sac du capitalisme. Ici, l'utilisation de l'architecture des bâtiments, le plaisir des masses de figurants et cette idée de basse et de haute ville confirme l'influence du Metropolis de Fritz Lang. De l'invasion de Wall Street jusqu'à l'humiliation des riches et la prise de possession de leurs biens, Rises pourrait être interprété comme le film d'un réalisateur au ton paternaliste conviant les manifestants à ranger leurs pancartes, mais il n'en est rien.

Sa plus grande force – celle qui fait de sa trilogie la plus lucide du cinéma américain contemporain –, c'est d'avoir su prendre du recul. Ce qui fascine Nolan depuis toujours, ce sont plutôt les phénomènes de répétitions et de différences, les cycles instaurés au cœur d'un même film (Memento, Inception) et qui s'étendent maintenant sur une saga complétée. Révolution dans la rue, c'en est aussi une au sens premier du mot – un objet accomplissant une révolution autour d'un autre. Rises revient sur la peur qui motivait Batman dans le premier volet et la transforme en colère, puis en peur de mourir : ce n'est qu'en craignant la mort que Wayne pourra se relever du puits, en ne se donnant plus au monde comme un seul symbole invincible. La trilogie ne voit pas tant sa finale dans l'accomplissement physique de la chauve-souris, mais bien dans le triomphe moral de l'homme qui l'habite. Qu'il soit policier, politicien ou citoyen, l'individu a des obligations déontologiques qui précèdent son «costume», nous dit Nolan. Le masque se casse, d'abord avec Bane, ensuite avec Wayne qui apprend à s'en éloigner graduellement. C'est enfin ce que prouve la dernière séquence – unique lueur d'un triptyque noir – en évoquant la suite des choses comme étant un retour à zéro avec une nouvelle Gotham qui, elle aussi, se redressera : à chaque Gotham, son Batman.

Nolan se penche ici sur le besoin de polarisation des récits. Il se prononce sur la nécessité d'oppositions et de tensions idéologiques dans un monde d'ambivalences ne pouvant être gouverné par une seule extrémité, un monde qui doit se prêter à la mécanique cyclique de l'ordre et du désordre. En ce sens, la finale est la prise de conscience qu'une autre ère s'entame, qu'un nouveau symbole s'élève. La fin du monde qui abonde dans le cynisme ambiant (voir Cosmopolis) et dans la musique tonitruante de Hans Zimmer, c'est la fin de Batman et de ce certain monde qu'il a juré de défendre.

On lutte maintenant en plein jour, sous la neige, dans une ville où les bâtiments ne sont plus maquillés et où il n'y a plus rien à dissimuler des magouilles capitalistes ou des casseurs anarchistes. Plus de métros aériens ou de grands édifices placardés d'un «W» imposant : nous sommes dans une réalité alternative, mythifiée, mais extrêmement troublante car elle découle d'un dédoublement habile de l'actualité des derniers mois. Tournant dans de nombreuses villes américaines pour éviter le mimétisme, utilisant autant que possible sa caméra IMAX pour insuffler profondeur et hyperréalisme à sa vision du chaos moderne, Nolan apporte la dernière touche à sa démythification graduelle de Gotham City. Isolant sa ville pour une troisième fois, l'auteur réitère son désir d'en faire le microcosme d'une Amérique qui y voit son destin se jouer. Défiant les « It's a necessary evil » venant des représentants de la gauche comme de la droite, Batman avance, poursuit, s'envole, le regard fixe vers un avenir incertain. Amené à partager les mêmes idées, le jeune détective Blake (Joseph Gordon-Levitt) jettera finalement au sol son badge de police en refusant d'appartenir à un système bureaucratique trop lent pour une époque forgée par l'instantanéité – la fonction civile du super héros, c'est précisément de fournir un jugement et une sentence populaire et instantanée.

Reprenant chacune des pistes qu'il avait laissées en suspend, le cinéaste n'oublie rien, en profite pour nous donner une leçon de montage, clôt tous les cycles qu'il avait entamés et résume son mythe tout en confirmant sa solidité toute-puissante. La table n'est plus mise pour une suite. La table est déjà pleine en thématiques et symboles et le grand gâchis, ce serait de vouloir prolonger ce dernier point d'orgue pour le plaisir du profit et des admirateurs insatiables. Et s'il y a une chose qu'il faudra avoir comprise de Christopher Nolan et de sa trilogie du chevalier noir, c'est bien qu'il y a toujours une signification plus importante à ces héros masqués, un sens répondant à cette fascination paradoxale : le besoin de mythes d'une humanité qui n'a plus d'innocence, mais qui aimerait croire tout de même. Là où tout semblait perdu, Nolan nous redonne espoir en la conscience d'un cinéma populaire, mais aussi en un avenir où les masques et les luttes ne seront plus des nécessités, des devoirs de citoyens indignés.
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Critique publiée le 23 juillet 2012.