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Nope (2022)
Jordan Peele

Quand le naturel revient au galop

Par Mathieu Li-Goyette

Un nuage flotte au-dessus du cinéma hollywoodien. Un cumulonimbus qui ne bouge pas et grandit à vue d’œil, tonnant de la vacuité des images, de leur impulsion désespérément spectaculaire, comme le cri sans réponses d’une industrie en quête de regards impressionnés. Les yeux étonnés du public à la petite semaine comme les yeux marqués par des images imprimées profondément semblent manquer, le rapport au spectacle de la salle étant (attention : nous allons rembobiner la vieille cassette de la mort du cinéma) mis à mal par la prolifération des images et des affects dans une société multi-écranique dont le cinéma n’est plus le centre du monde. Quiconque aime d’amour le cinéma connaît son drame et doit bien ressentir que la renaissance ne sera pas l’affaire d’une série de Disney+ aux qualités inespérées, ni d’une exclusivité auteuriste de Netflix déjà en perte de vitesse, ni d’un blockbuster se concluant sur une énième menace de fin du monde. Tandis que la saucisse formatée nous vend des récits de trou dans un ciel sans nuages qu’on oublie de contempler, le vrai nuage de la fin enfle, cumule les preuves et se nourrit des déceptions : peut-être que le cinéma à grand déploiement, le cinéma des innombrables qui fait tourner les jobs et activer les flux financiers de son industrielle industrie, de sa distribution et de son exploitation (puisqu’aucun cinéma ne finance davantage la survie des salles et des petits écosystèmes attenants) est en train de s’achever en ne parvenant pas à regagner le public disparu dans l’habitude pandémique.

À cet état des lieux, Jordan Peele dit « Nope ».

« Nope », le spectacle peut encore réfléchir, se réfléchir, s’« originaliser » dans un double geste d’inclusion et de transpercement du ciel devenu convenu. Film-catastrophe sur la catastrophe du film cinématographique, Nope refuse d’être alarmiste même si toutes ses images le sont, s’intéressant aux débuts du cinéma par cet hommage senti à Muybridge, à son chronophotographe, son cheval et son gardien noir qui sert d’allégorie principielle à l’œuvre : tout part d’un cavalier afro-américain, premier sujet des premières images photographiques qui ont su bouger, comme si déjà dans la première image se pliaient tous les maux du cinéma, son rapport d’exploitation aux corps minoritaires et aux animaux, au vivant qu’il s’arroge et historicise de sa manière bien à lui, aussi répréhensible qu’encore fascinante. Après Get Out (2017) et Us (2019), le 3e long métrage de Peele s’avère un cousin rapproché de la minisérie Watchmen (2019) de Damon Lindelof, les deux œuvres faisant le pari de repenser l’histoire du cinéma à partir d’une archéologie afro-américaine de son esclavagisme imagé et des douleurs enfouies dans sa praxis.

Nope s’ouvre ainsi sur une citation du 3e chapitre du Livre de Nahum, qui prédit la chute de l’empire assyrien, Dieu s’adressant aux habitants de la ville de Ninive, les menaçant de les rendre impurs, de les avilir et de les donner en spectacle (« I will pelt you with filth, I will treat you with contempt and make you a spectacle »), établissant au premier carton la matrice sacrificielle du film : le cinéma, de son objectif tout-puissant, s’empare de l’intégrité physique, des souffrances sous-jacente à sa propre production, transformant en simili-vivant comme le simili-poulet d’une usine Hygrade les gens qui passent devant sa lentille. L’indifférence scopique d’une machine égoïste.

Or évidemment, cette posture critique et cynique n’est pas une fin en soi, tout dispositif étant, comme Agamben l’évoquait dans Qu’est-ce qu’un dispositifouvert aux occasions subversives, aux réappropriations exceptionnelles et potentiellement au génie créatif. Autrement dit, Peele place en l’ingéniosité humaine les lignes de fuite du cinéma standardisé, étayant rapidement un rapport de comparaison parallèle entre des frères et sœurs (formidables et symbiotiques Daniel Kaluuya et Keke Palmer), qui gèrent depuis le décès mystérieux de leur père un ranch à l’attention des tournages californiens. Éleveurs de chevaux depuis l’époque du cavalier noir de Muybridge (arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père du duo), ils sont comparés par Peele aux entreprises kitsch et nostalgiques d’un enfant-acteur devenu loser étoilé (Steven Yeun, systématiquement excellent lorsque vient le temps d’être méprisant), survivant d’un incident simiesque et sanglant qui, le traumatisant quand il était gamin sur un plateau, l’a laissé seul à errer dans les ruines d’un entertainment à rabais, toujours prêt à recycler l’odieux pour le plaisir de la société du spectacle.
 


 

Armé de ce trio de personnages, auxquels s’ajouteront le très creux technicien en sécurité incarné par Brandon Perea et la parodie de filmeur-guérilla joué par Michael Wincott, Nope établit malheureusement avec assez peu d’adresse les tenants de son méta-cirque post-cinéma, trouvant beaucoup plus de succès dans sa première heure, mystérieuse, torturée, tirant à boulets rouges sur les vastes tares du cinéma hollywoodien, que dans sa deuxième heure, qui s’aiguille sur la forme du blockbuster dont la leçon sur le regard peine à recouvrir l’ensemble de son brûlant sujet (à savoir qu’il faut savoir ne pas regarder pour s’en sortir et imaginer un nouveau cinéma loin des modes, auquel on coince dans la gueule un fanion pour faire style et qu’on précipite sans trop réfléchir devant une bonne vieille caméra avant de crier « Action ! »).

C’est donc en focalisant l’essentiel de sa mise en scène sur une mise en discours que Peele perd finalement de vue quelques articulations qui freinent l’ambition de son film, la restreignant au concept haut de gamme de blockbuster se déconstruisant en un autre blockbuster. La célébration est paradoxale, surtout qu’elle ne parvient ni à résoudre ni à mettre en relief son rapport d’exploitation qui demeure somme toute en surface (les personnages étant associés à des animaux — Keke Palmer au coyote par exemple), jouant des outils de la caractérisation classique sans non plus vraiment porter plus loin l'écriture de Peele ; déjà dans Get Out Kaluuya était mis en cage, puis dans Us toute la famille était assimilée à une poignée de lapins en cage. Si la magnifique direction photographique de Hoyte Van Hoytema, avec sa belle nuit bleue américaine et son jour jaune cinglant comptent pour beaucoup, si la mise en scène de Peele trouve des élans westerniens et sait à quel rythme filmer un chapeau de cowboy qui roule dans le désert et à quel point les travellings ont été inventés pour le galop — ces plans flatteraient tout cinéphile dans le sens d’une nostalgie méritée car bien travaillée —, on ne peut qu’être relativement sceptique face à l’éventuelle subversion fétichiste d’une caméra IMAX fonctionnant à manivelle (Nope disant grosso modo que le vrai bon cinéma est sur pellicule et que le cinéma contemporain merdique est trop prompt aux interférences numériques).

Reste à Peele l’intelligence de sa propre caméra, la manière dont elle sait encore mettre en valeur la plasticité des univers qu’il dirige, la façon dont elle jouit des espaces négatifs du ciel afin d’indiquer l’arrivée de la menace extra-terrestre, cumulant ce savoir-faire en un mélange assez inattendu de Close Encounters of the Third Kind (Steven Spielberg, 1977) et de Twister (Jan de Bont, 1996), profitant des souvenirs de Jaws (Steven Spielberg, 1975) comme du paysage de science-fiction hypersérieuse établit plus récemment par Denis Villeneuve. Mais ces éléments sont davantage des clins d’œil, refusant au récit d’aller au bout de ses personnages (comme le personnage de Richard Dreyfuss allait au bout de lui-même dans Close Encounters…), condamnés à vivre dans un état spectaculaire d’où ils ne tirent qu’un héroïsme de circonstance et sans gravité, affrontant un délire sémantique (des clés, des pièces de monnaie, des chevaux, des macarons) qui brouillent les pistes dans un cyclone d’objets disparates qui finit par être à son tour le produit de l’époque même qu’il critique. Nope s’avère en quelque sorte son propre pire ennemi, établissant dès sa prémisse une barre d’une hauteur stratosphérique qu’il ne parvient pas à dépasser sous peine d’abandonner la forme spectaculaire qu’il ne peut s’empêcher de reconduire afin de la faire sienne. C’est peut-être là la limite du cinéma de Jordan Peele : une interchangeabilité des personnages et des idées, une posture critique essentielle et admirable desservie par une exécution qui peine à demeurer pleinement conséquente (jamais a-t-on autant vu ce qu’une histoire nous interdit pourtant de voir), préférant elle aussi les bruits de la satisfaction, cela même quand elle s’attise avec l’intermittence détraquée d’un panneau « Applause ».

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Critique publiée le 23 juillet 2022.