WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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No (2012)
Pablo Larraín

Sí podemos

Par Jean-François Vandeuren
Un vote politique ne peut plus être remporté sur le seul compte des idéologies défendues par un parti. De plus en plus de facteurs entrent désormais en ligne de compte, chacun d’entre eux menant à une argumentation pouvant convaincre un électeur de tracer un « X » à côté d’un parti plutôt que d’un autre au moment du scrutin. La situation s’avère évidemment autrement plus complexe lorsque la population doit être d’autant plus convaincue de l’importance d’exercer son droit de vote. Un contexte dans lequel se sera retrouvé le Chili en 1988 alors que les pressions internationales auront contraint Augusto Pinochet de tenir un référendum et de donner ainsi la chance au peuple de faire valoir son opinion à savoir s’il désirait voir le général demeurer à la tête du pays pour les années à venir, ou s’il ne préférait pas plutôt la tenue d’élections libres et un retour à la démocratie. Si nous aurions pu croire que la population chilienne aurait sauté sur l’occasion pour mettre fin à la dictature militaire dont elle subissait l’oppression depuis le début des années 70, les citoyens se seront d’abord montrés craintifs face aux représailles que la manifestation de leur mécontentement face au régime aurait pu entraîner. D’autant plus qu’un certain pourcentage du pays se disait satisfait de la modernisation du pays que le général aura su opérer - au détriment, bien sûr, de toutes considérations éthiques et morales. Plusieurs auront d’ailleurs pensé au départ que le sort en était jeté avant même que ne soient comptabiliser les bulletins de vote et que l’état ne reconnaîtrait jamais une éventuelle défaite; bref, que toute cette mascarade n’était qu’une formalité dont l’objectif était surtout de faire plaisir aux partenaires commerciaux de la nation chilienne.

L’initiative marquera néanmoins le début d’une lutte médiatique acharnée entre le camp Pinochet et ses nombreux opposants réunis sous la bannière du Non. Pour les aider à faire sortir le vote et à convaincre la population que le temps est venu pour elle de se faire entendre et pour le Chili de redevenir un état démocratique, ces derniers feront appel aux services du publicitaire René Saavedra (Gael García Bernal). Celui-ci les guidera dès lors pour qu’ils puissent tirer le maximum des quinze minutes de temps d’antenne dont ils disposent quotidiennement pour faire passer leur message. Mais plutôt que de miser sur la peur en dénonçant une fois de plus les atrocités commises par le régime en place au cours des quinze dernières années, René aura plutôt l’idée de mener la campagne sous le sceau de la joie et de l’optimisme. Le spécialiste de l’image convaincra alors ses acolytes que la promesse d’un avenir plus lumineux unira davantage les électeurs que s’ils leur demande simplement de voter en réaction au passé. Le quatrième long métrage de Pablo Larraín explore ainsi la stratégie adoptée par le Non, qui aura su articuler sa machine publicitaire à l’image de ce qui se faisait à ce moment pour le compte des plus grandes corporations - No débutera d’ailleurs avec la présentation d'une publicité de boisson gazeuse célébrant un modèle de liberté ironiquement tout ce qu’il y a de plus « américain ». Le cinéaste chilien soulignera ainsi d’une manière subtilement incisive que, dans le cas d’un produit de consommation ou d’un parti politique, l’idée demeure de vendre du rêve, de charmer et d’imprégner certaines images dans la tête du consommateur/électeur en les associant à une sensation, à un état d’esprit, plutôt qu’aux mots prononcés lors d’un discours.

Larraín aura d’ailleurs opté pour une approche assez risquée - d'un point de vue commercial du moins, en particulier en cette ère de quête incessante de la perfection de l’image -, mais qui se révèle au final aussi judicieuse que pertinente. Le réalisateur aura ainsi tourné son film en basse résolution à l’aide des mêmes caméras qu’employaient les chaînes de télévision chiliennes à l’époque. Une décision qui, en plus de conférer une certaine authenticité historique à l’essai - qualité que ce type d’initiatives a parfois du mal à développer en recourant aux plus récentes technologies visuelles -, permettra au lot d’images d’archives dont se prévaut le cinéaste de s’intégrer plus naturellement à l’ensemble et ainsi former un tout esthétiquement cohérent. Il faut dire que pour tout ce que No sacrifie en termes de clarté de l’image, Larraín aura su compenser en élaborant une mise en scène instinctive et dynamique dont l’efficacité narrative sera particulièrement mise à profit lorsque cette guerre de tranchées entre les deux camps se mettra véritablement en branle. L’ascension du Non nous sera présentée du coup d’une manière, certes, très appuyée, mais relativement posée malgré tout, de ses débuts à titre d’organisation pratiquement clandestine jusqu’à sa transformation en un mouvement populaire de plus en plus imposant face auquel le régime de Pinochet aura évidemment réagi par la force tout en cherchant à s’approprier la stratégie de son ennemi. Le discours de Larraín prend ainsi tout son sens lorsqu’il place les deux campagnes côte à côte en alternant et en comparant les élans offensifs comme défensifs venant de part et d’autre. Le tout en faisant habilement fi des moments trop mélodramatiques, recourant aux mécaniques d’usage de ce genre d’intrigues (intimidation, pratiques déloyales, trahisons, etc.) par convention beaucoup plus que par nécessité.

C’est d’ailleurs cette retenue qui permettra au cinéaste chilien de faire progresser son récit en marquant celui-ci de quelques savantes touches d’humour, lesquelles ne sont pas uniquement basées - fort heureusement - que sur cet important contraste entre les techniques télévisuelles d’hier et d’aujourd’hui. Si sa démarche laisse bien évidemment paraître une certaine subjectivité - aussi justifiée, justifiable et inévitable puisse-t-elle être - face aux événements passés, Larraín ne se montre néanmoins jamais outrancièrement condescendant à l’égard des supporters du régime en place. No tire plutôt la force de son discours de la comparaison qu’il effectue entre la puissance d’un peuple uni et les divisions s’opérant au sein d’un groupe dont les objectifs de ses membres demeurent purement individuels. Larraín poussera la note de belle façon en fin de parcours lorsque René et son patron, qui aura collaboré pour sa part à la campagne du Oui, travailleront de nouveau en harmonie à la suite du référendum. Les différends seront devenus chose du passé, les amitiés auront été reconstruites pour pouvoir mieux avancer vers cet avenir commun que René se sera évertué à vendre à ses concitoyens. Sans aborder cette question de plein fouet, Larraín mettra également en relief cet absurde et triste constat quant à la façon dont doit désormais être gérée une campagne électorale. Une opération tournant désormais davantage autour de l’image, de sa manipulation et de son omniprésence plutôt que de la force d’une proposition qui saurait elle-même générer de l’enthousiasme de par la simple qualité et faisabilité des idées avancées. En retournant dans le passé, Larraín aura fini par braquer sa caméra basse définition vers un temps présent où le pessimisme aura regagné une population ayant toujours l’impression d’avoir les mains liées, mais par des magouilles de nature politique et économique plutôt que par une force brute et militaire.
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Critique publiée le 22 mars 2013.