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Paprika (2006)
Satoshi Kon

Le terroriste imaginaire

Par Mathieu Li-Goyette
Il est beaucoup question de terrorisme dans le dernier film de Satoshi Kon. Terrorisme de l'esprit, terrorisme psychologique, terrorisme de l'imagination : tout a toujours été permis dans les têtes des protagonistes de Kon, toutes les fuites vers l'imaginaire sont de mise, voire encouragées par l'auteur qui chante ici son cri de cygne désespéré. Comme s'il avait déjà prévu que Paprika soit son dernier film, le cinéaste donne toute la gomme et se colle à toutes les surfaces possibles de l'univers qu'il a mis en place trois films durant. Les réflexions de l'imaginaire sur le réel, la perte du moi et du surmoi dans une lutte de l'esprit dont personne ne sort indemne, ses thématiques les plus chères sont exacerbées dans Paprika, oeuvre repoussant les limites de l'anime tout en réaffirmant l'esthétique de Kon comme une stylisation de l'irreprésentable psychose de soi. Cherchant à représenter ce qui appartient au monde des idées et des synapses, il en vient à développer une machine qui lirait les rêves des gens et qui permettrait de les enregistrer (sur quoi allait donc porter son dernier film inachevé, The Dream Machine?). En résulte des anomalies répondant aux règles établies par cet univers fantasmagorique, des péripéties inédites, puisqu'elles sont issues d'une mise en contexte qui, si elle hérite de certains concepts de The Matrix, voire The Cell et Hellraiser, est absolument sans malice.

Ce refus de la manipulation sentimentale et de la recherche d'excès (n'était-ce pas l'objectif premier des Wachowski que de créer une réalité alternative qui permettrait l'excès?) donne à Kon une grâce que les Aronofsky et Nolan n'ont pu approcher dans leurs films largement inspirés du Japonais (respectivement The Fountain et Inception). Pour Kon, la création de mondes n'est jamais une fin en soi, elle n'est jamais le moyen que l'on devrait privilégier pour élaguer les univers narratifs de leurs codes superficiels. Kon n'envisage pas la plongée dans l'esprit comme la création d'un univers sans contraintes, mais bien comme l'aboutissement d'un espace de fiction extrapolant ses fantasmes à même les contraintes. Les rêveurs de Paprika rêvent à ce qu'ils accomplissent ou non, à ce qu'ils détestent ou ce qu'ils aiment, à ce qu'ils espèrent ou ce qu'ils craignent. Le rêve n'est pas tant un chemin qu'une nouvelle condition à la randonnée mentale qu'il propose. Ainsi, ses univers sont le prolongement d'une réflexion freudienne sur les aspirations de l'Homme moderne plutôt qu'un autre canevas où la virtualité domine les règles du jeu. Ici paradent totems et tabous.

Cette retenue n'est pas non plus symptomatique d'une créativité délurée, mais bien d'un contrôle strict de celle-ci. Les effets de Kon ne tombent jamais dans la gratuité, car ils dissimulent, sous leurs atours extravagants, une iconographie prise à même la réalité tangible des protagonistes. Au même titre que Paprika est un prolongement de l'esprit d'Atsuko la scientifique s'infiltrant dans la tête des malades atteints par cette machine provoquant rêves et réveillant les traumatismes les plus enfouis, les créations imaginaires de l'enquêteur naviguent à travers les genres du cinéma comme le jouet robotique de l'inventeur obèse prend appui dans la rationalité pour ensuite basculer dans l'irrationalité. Paprika suit le chemin de la folie et de la distorsion des perspectives en approfondissant, comme dans Perfect Blue et Millennium Actress, l'essai sur la subjectivité que Kon n'a jamais été en mesure de compléter. Pendant que l'école Ghibli a toujours souhaité recycler les croyances shinto à l'ère des récits fantastiques en proposant un parallélisme diégétique de l'ordre du conte moral, Kon voit le tangible comme l'entonnoir le plus rétréci d'un monde de possibles qu'il a décidé de dévoiler par le moyen du cinéma d'animation, porte ouverte sur l'esprit et seule technique en mesure d'apporter autant de fluidité et d'harmonie à ses recherches visuelles.

Ne faisant pas défaut à ces préoccupations habituelles, il poursuit sa quête de l'orchestration des images autour d'une pulsion narrative, une pulsion d’aplanissement où le monde des idées serait représenté en continu, sans coupures, sans concessions discursives d'aucune sorte. Paprika est le point culminant d'une démarche qui ne durât pas, le point d'orgue de la recherche d'une esthétique capable de montrer un récit et d'un récit capable d'être soutenu par cette dite esthétique. Toute sa vie, Kon chercha l'histoire parfaite, l'alibi par excellence pour discourir sur la complexité de la représentation des rêves et de l'impossible retranscription des illusions. Il a rêvé d'un impressionnisme qui ne serait plus dans l'image, mais bien dans l'idée – la réappropriation de la subjectivité par un cinéma de l'esprit qui n'aurait plus besoin d'être littéraire pour être subjectif.

Qu'il ait toujours imaginé cette revitalisation de l'anime à travers différents genres (le slasher dans Perfect Blue, le meta-film dans Millennium Actress, la comédie dans Tokyo Godfathers) semble avoir encouragé Kon, lors de la réalisation de Paprika, à poser la question même du genre et de l'utilisation de ses codes. Lorsque l'héroïne enquête, elle traverse le kaiju-eiga (film de monstres japonais) comme le conte traditionnel tout en croisant au passage l'avatar d'Akira Kurosawa ou encore la parade funèbre de son film Rêves. Ces hallucinations s'entrechoquent et provoquent des situations inattendues. Les genres y sont mis à l'épreuve, leur logique testée et leurs structures examinées par l'oeil du spectateur qui y voit tout à coup la clé d'une énigme autant qu'un hommage au cinéma. Explorant encore les réflexions propres au médium, Kon semble s'interroger sur cette fabrique d'images et leur fonction substitutive dans la société. Comme métaphore extrapolée du grand écran – l'usine à rêves –, difficile d'imaginer une figure plus attachante que Paprika, symbole de cet art qui, pour reprendre ce que Godard avait fait dire à André Bazin, « s'accorde à nos désirs ».

De cette succession d'accidents jaillit un monde qui contaminera les dimensions du tangible, comme si les terroristes de l'esprit dont parle Kon se prenaient eux aussi pour des auteurs, des créateurs d'univers qu'ils souhaiteraient plier à leur volonté. Pour lui, la machine à rêves permet d'exprimer les angoisses du subconscient; elle met en scène la lutte entre le moi et le surmoi et marque, de par cette représentation, l'apparition d'une morale des désirs et des folies. Les personnages de Kon sont plus conscients que quiconque – ce sont des voyants –, tellement conscients de leurs peurs que ces dernières prennent la forme d'un film dans la salle de cinéma cérébrale de l'inspecteur. Après de précieuses œuvres où l'imaginaire détraquait le réel, Kon en était déjà venu à la conclusion qu'il avait sans cesse recherchée : l'Homme dort toujours – c'est quand il rêve qu'il s'éveille.

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Critique publiée le 28 février 2013.