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Tokyo Godfathers (2003)
Satoshi Kon

Heureux hasards

Par Jean-François Vandeuren
Après la sortie du formidable Millennium Actress en 2001, le nom de Satoshi Kon ne pouvait plus être ignoré dans le milieu du cinéma d’animation, et ce, aussi bien au Japon qu’à l’étranger. Ayant ainsi réussi son entrée dans la cour des grands en signant coup sur coup deux exercices d’une densité inouïe, le cinéaste ne pouvait que contempler l’horizon, ses méthodes à la fois raffinées et extraordinairement stimulantes promettant encore de très grandes choses. L’avenue que Kon aura empruntée à l’occasion de son troisième long métrage n’aura toutefois pas été celle à laquelle nous pouvions nous attendre. Ainsi, plutôt que de poursuivre sur sa lancée en continuant d’explorer les possibilités infinies du savant jeu de miroirs qu’il aura mis sur pied avec ses deux premiers opus, le réalisateur aura plutôt décidé de s’attaquer à une histoire moins « animée » afin de se concentrer davantage sur l’instant présent. Un récit qui se révélera d’ailleurs beaucoup plus classique sur le plan narratif alors que Kon aura surtout voulu témoigner d’une réalité plutôt morne à travers le quotidien d’un trio d’itinérants particulièrement colorés. Il faut dire que le présent effort marquait également la fin de la collaboration des plus fructueuses entre le réalisateur et le scénariste Sadayuki Murai, qui aura laissé sa place à Keiko Nobumoto (créatrice de la série animée Wolf’s Rain et scénariste de Cowboy Bebop). Si Tokyo Godfathers se révèle, certes, un projet beaucoup moins ambitieux en ce qui a trait aux idées développées, il n’en demeure pas moins consistant et réfléchi sur le plan dramatique. S’il est vrai que Kon aura passablement ralenti la cadence cette fois-ci, ce dernier aura de nouveau su mettre à profit ses formidables talents de raconteur dans une oeuvre plus linéaire et épurée, mais tout aussi humaine et maîtrisée.

Tokyo Godfathers nous plongera d’abord au coeur de ce qui doit ordinairement être la semaine la plus difficile de l’année pour ce type d’individus, soit celle des célébrations de la fête de Noël et du nouvel an. Nous ferons alors la rencontre du trio improbable formé de Gin, un ivrogne au passé obscur, Hana, une ancienne drag-queen, et Miyuki, une adolescente en fugue. Le destin de cette « famille » étrangement constituée sera toutefois appelé à changer lorsque celle-ci trouvera un nouveau-né au milieu d’un tas d’ordures. Tels trois Rois mages (auxquels le film de Satoshi Kon fera référence dès ses premières images), les trois sans-abris entreprendront de virer Tokyo sens dessus dessous afin de retrouver la mère du poupon. Le tout tandis qu’Hana sera déchiré entre son désir de garder l’enfant et d’enfin réaliser son rêve de devenir maman et l’obligation de faire tout simplement ce qui est juste. C’est à travers cette quête que Kon et Nobumoto mettront en évidence la situation dans laquelle se trouvent leurs protagonistes, à cheval entre un sentiment de liberté totale et les contraintes et autres conséquences liées à un tel mode de vie, eux qui auront tous abouti dans la rue à la suite d’un important drame personnel. La formidable débrouillardise émanant de leur capacité à assurer leur survie dans un monde qui préfère les ignorer - lorsqu'il ne se montre pas carrément hostile à leur égard - leur servira du coup à accumuler les indices et à se frayer le chemin le plus improbable qui soit à travers la ville enneigée, et ainsi se rapprocher lentement, mais sûrement, de leur objectif. Un parcours auquel se mêlera également une bonne dose de chance, laquelle sourira plus aux trois personnages durant ces quelques jours que durant les mois, voire les années, de leur vie les ayant précédés.

Il y a évidemment quelques liens à tisser entre le récit de Tokyo Godfathers et celui de Millennium Actress, l’objectif premier des principaux personnages étant encore une fois de retrouver la trace d’un individu afin de lui rendre son bien. La totalité des événements du présent long métrage répondent ainsi à un enchaînement de hasards et de coïncidences aussi improbables que favorables. Là où un écrivain moins habile aurait pu s’affairer à dissimuler maladroitement ces rouages déjà on ne peut plus apparents, Kon et Nobumoto en assument pour leur part entièrement la démesure en articulant la quête de leurs protagonistes autour d’une thématique du destin, certes, assez peu subtile, mais néanmoins parfaitement formulée. Le duo insufflera ainsi une bonne dose de fantaisie à un quotidien baignant autrement dans la grisaille, figé dans le froid de l’hiver, d’une façon qui l’amènera à marcher dans les traces du très populaire Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet sorti deux ans plus tôt. Kon créera du coup un parfait équilibre entre sa volonté d’adresser une réalité que fuient ordinairement les regards et son désir de « jouer à Dieu » en venant en aide à des êtres qui, autrement, n’auraient peut-être jamais vu la vie leur sourire de cette façon. Il faut dire également qu’au-delà des frasques des deux narrateurs témoins de Millennium Actress, c’était la première fois que Kon s’attaquait à un récit dont la principale essence était la comédie. Une initiative qui passera bien entendu par des personnages aux mimiques beaucoup plus expressives, mais surtout par de simples réflexes narratifs. C’est ici qu’entrera en ligne de compte l’efficacité d’un montage - typique des oeuvres de Kon - appelant moins aux prouesses techniques cette fois-ci, mais se révélant tout de même un atout de taille dans la création d’éléments comiques comme dans le renforcement des séquences à teneur plus dramatique.

Comme son titre pouvait l’indiquer, Tokyo Godfathers accorde également une grande importance à cet espace urbain des plus hétéroclites dans lequel se déploie son récit, soulignant d’ailleurs d’entrée de jeu la petitesse de ses personnages devant l’immensité des édifices qui les entourent et les isolent le plus souvent à l’extérieur. Plus encore que dans Perfect Blue, les traits de crayons des dessinateurs se devaient de faire de cette Tokyo animée une représentation concrète de celle composée de béton et d’acier. Une quête de réalisme qui émanera tout autant du traitement sonore comme de la manière particulièrement inspirée dont les artistes auront su gérer leur palette de couleurs en fonction du moment de la journée où se déroule l’action. Le tout servant évidemment à appuyer le discours de Kon et Nobumoto sur l’ordinaire extraordinaire et cette idée que c’est l’environnement qui interagit ici avec les personnages beaucoup plus que l'inverse. Nous aurons ainsi le sentiment de voir la ville prendre vie à travers toutes ces rencontres fortuites avec différents personnages secondaires qui auraient tout de même trouvé le moyen d’exister dans ce monde même s’ils ne s’étaient jamais retrouvés sur le chemin du trio. Kon aura donc signé avec Tokyo Godfathers un « feel-good movie » comme il s’en fait peu, gérant parfaitement le bagage émotif rattaché à ses différents drames tout comme les caractéristiques habilement amplifiées de ses protagonistes. Après Millennium Actress, Kon aura donc continué de pousser l’animation comme un art capable de parler de l’Homme de manière pertinente et sentie avec une oeuvre aussi légère qu’inventive dans laquelle la splendeur de l’animation complète allègrement la beauté de chaque moment de magie se déployant au coeur d’un univers dont la lumière du soleil parviendra bien au final à percer la muraille de nuages qui l’englobait jusque-là.
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Critique publiée le 27 février 2013.