ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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À bout de souffle (1960)
Jean-Luc Godard

La vie que traque le cinéma

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y a les films importants, ceux que l'on étudie et que l'on analyse, et les films que l'on aime passionnément. Rares sont les films qui peuvent se targuer d'être les deux à la fois. Mais À bout de souffle est sans contredit l'un de ceux-ci, peut-être justement parce que la passion qui l'anime constitue à bien y penser la raison même de son importance. Car voilà bien un film qui s'est taillé sa place dans l'histoire du cinéma en étant, plus que tout autre, passion du cinéma et passion de vivre tout à la fois. Chaque plan, chaque coupe plus que franche de son montage nerveux, dont on a déjà vanté ailleurs l'inventivité révolutionnaire, n'exprime-t-il pas après tout le désir d'être au monde intensément à l'instar de ses deux amants maudits?

Déjà, en 1952, Godard écrivait que « la création artistique n'est pas de peindre son âme dans les choses, elle est de peindre l'âme des choses »1. Ce qui l'obsède, huit ans avant qu'il ne réalise À bout de souffle, c'est déjà l'idée d'un cinéma vivant, saisissant la beauté du réel en l'étreignant férocement; et si l'auteur signe déjà son premier film comme d'autres rédigent des manifestes, c'est qu'il a pris le temps d'y réfléchir longuement avant de le filmer en apparence brusquement. On perçoit, derrière l'énergie du geste, la précision de sa pensée. Difficile de dire si l'une vient avant l'autre. Chose certaine, l'une ne peut se passer de l'autre.

On aura beau chercher, ce qui fait qu'À bout de souffle est un grand film échappe à la simple logique. Voilà qui explique pourquoi il est si beau, pourquoi il porte encore aujourd'hui si bien son titre. C'est à la limite comme s'il avait été filmé hier, tant l'urgence qui l'anime refuse de s'essouffler. Il y a, bien entendu, ce brio technique appuyant savamment le rejet quasi total des conventions cinématographiques : faire de l'improvisation virtuose une méthode, c'était en soi un coup de génie. Mais Godard, à cet égard, n'invente rien. Il ne fait que systématiser, exposant par le fait même ce qui distinguait déjà le cinéma des autres arts.

Godard, dont la conception du cinéma doit beaucoup à André Bazin, comprend que « l'originalité de la photographie par rapport à la peinture réside […] dans son objectivité essentielle » et que « le cinéma apparaît comme l'achèvement dans le temps de l'objectivité photographique »2. Il fait de cette notion d'objectivité l'une des pierres d'assises de sa théorie de l'image, installe ses images de fiction dans le réel qui, en retour, inscrit sa vérité en elles.

Cette idée, on l'a souvent répétée et Godard lui-même la formule clairement dans une entrevue avec les Cahiers du cinéma, réalisée alors qu'il n'a tourné que quatre films. « De façon générale, le reportage n'a d'intérêt qu'inséré dans la fiction, mais la fiction n'a d'intérêt que si elle se vérifie dans le documentaire. La Nouvelle Vague, justement, se définit en partie par ce nouveau rapport entre fiction et réalité. Elle se définit aussi par le regret, la nostalgie du cinéma qui n'existe plus »3. Ce second concept paraît d'ailleurs aussi important que le premier - même si l'on en parle somme toute moins fréquemment.

Car Godard, s'il fait table rase de tout ce qui a précédé, commet ce geste dans la continuité d'une histoire dont il sait qu'elle le dépasse; et qu'est-ce qu'À bout de souffle, d'ailleurs, si ce n'est une lettre d'amour au cinéma - et plus précisément à celui d'autrefois? On le voit bien, à la manière qu'a Belmondo d'imiter Bogart, de le vénérer au point d'essayer de vivre comme celui-ci jouait. Or, rien dans cet hommage ne tient du classicisme ronflant. Tout y tient plutôt de l'iconoclasme le plus précis, le plus conscient qui soit. Nostalgie d'un esprit, d'un idéal, plutôt que d'une ancienne manière de faire.

Il faut donc faire comme autrefois, mais faire autrement. Trouver de nouvelles manières d'exprimer l'essence inaltérable du cinéma, parce que répéter simplement le passé aurait pour seul effet de le dénaturer. C'est selon ce raisonnement que la profonde modernité d'À bout de souffle tient de la nécessité, du besoin vital plutôt que du « progrès » forcé. Le style nouveau de Godard a cela de brillant qu'il repose sur une compréhension intime de la mise en scène classique, dont il explore et pousse à l'extrême certaines des possibilités qui étaient jusqu'alors demeurées à l'état embryonnaire. Il réduit le langage à son potentiel créatif, épure jusqu'à ce que seule l'inventivité demeure. Il fait de la fécondité du cinéma l'enjeu de sa mise en scène.

Or, jamais la dimension intellectuelle de sa démarche ne fait ombre à son aspect viscéral, instinctif. Il se trouve d'ailleurs là, noir sur blanc ou plutôt blanc sur noir au moment du tournage, le secret de l'éternelle jeunesse d'À bout de souffle : dans l'instinct pur, dans la manière dont la caméra de Raoul Coutard sillonne les rues de Paris, embrassant les gestes des protagonistes, suivant simultanément leur mouvement et celui du monde. Godard s'intéresse à la vie qui s'anime derrière son film, derrière ses acteurs, autant qu'à son intrigue policière, romantique - simple prétexte au cinéma.

Le film progresse d'ailleurs ainsi, d'une digression à l'autre, jusqu'à ce que ce récit duquel il se sauvait le rattrape tragiquement. Comme si, au fil des ellipses, du découpage en morceaux manquants et en instants marquants, c'est à une vie en accéléré qu'avait assisté le spectateur. Voici une histoire où il n'y a en théorie pas de temps à perdre mais qu'en pratique on nous raconte par l'entremise de ses temps morts. Parce qu'elle se cache là, la vie : dans ces moments où elle ne se sent pas surveillée, où elle se déploie au détour d'un sourire, d'une réplique qui n'a rien à voir avec l'histoire, mais tout à avoir avec la vérité que traque le cinéma.



1Godard, Jean-Luc. 1989a. Godard par Godard : les années Cahiers. Paris : Flammarion. p. 66.
2Bazin, André. 1985. Qu'est-ce que le cinéma?. Paris : Le Cerf. p. 13-14.
3Godard, Jean-Luc. 1989b. Godard par Godard : les années Karina. Paris : Flammarion. p. 57.
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Critique publiée le 16 octobre 2012.