DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rebelle (2012)
Kim Nguyen

Parti esthète, il est revenu poète

Par Mathieu Li-Goyette
Rebelle est l’oeuvre de maturité que nous attendions de Kim Nguyen. Réalisateur québécois semblant avoir toujours voulu situer ses récits dans les contrées les plus reculées (même le Montréal de son Truffe était de l’ordre de la fantaisie), son dernier film le fait retomber sur terre aussi violemment qu’il nous a entraînés avec lui. Esthète accompli, sa maîtrise de la mise en scène calibrée comme peu de cinéastes pourraient s’en vanter s’est retrouvée complètement libérée au fond de la jungle du Congo. Sans grande grue pour l’aider, sans story-boards planifiés des mois à l’avance, c’est un peu comme s’il avait couru avec des poids toute sa carrière pour finalement les abandonner et se laisser emporter par l’improvisation, voire l’approche documentaire de la réalité la plus lointaine qu’il pouvait imaginer. Une réalité plus éloignée que celle des mondes fantastiques (création obnubilée des arts populaires) qu’il aime tant, un monde où il ne fait pas bon vivre. C’est donc dire que les univers de Nguyen étaient tellement soignés qu’ils donnaient le goût de s’y glisser. Ici, son attachement à l’odeur des lieux, à la texture des peaux et à la sueur rend son film non seulement d’une efficacité épidermique totale, mais aussi d’une sincérité à renverser notre quotidien. Là où Villeneuve faisait dans l’esthétisation de la violence, Nguyen se rapproche du récit d’Incendies sans y voir un potentiel tragique de la trempe de Sophocle. S’attachant simplement au destin d’une enfant-soldat, Komona, et à son parcours mené entre l’âge de 12 à 14 ans,  Nguyen signe son oeuvre la plus admirable, la plus belle, la plus essentielle et certainement l’un des films « québécois » (il ne l’est que par son cinéaste et un petit pourcentage de ses techniciens) les plus importants des dernières années.

Rebelle n’a pas à rougir de cette importance. Car tandis que l’on entend Dolan nous dire qu’il n’est pas tenu de parler du Québec en québécois (c’est-à-dire de partir d’une thématique « à la » québécoise) et qu’il se laisse emporter dans un délire maniéré, lorsque l’on voit ce que les exils d’Yves Simoneau et de Denys Arcand ont rapporté, force est d’admettre qu’il n’y avait pas, avant Rebelle, dans notre cinéma de fiction, de regard intégralement intéressant sur ce qui pouvait se passer sur la mappemonde à l’extérieur d’un rayon de quelques dizaines de kilomètres entourant le fleuve Saint-Laurent.

C’est plutôt autour du fleuve Congo que Nguyen a décidé de tourner, d’installer en quelques plans le quotidien de la jeune Komona (magnifiquement interprétée par la nouvelle venue Rachel Mwanza, récipiendaire de l'Ours d'argent de la meilleure interprétation féminine à la dernière Berlinale). Des paramilitaires attaquent son village de riverains l’obligeant à abattre ses propres parents à coup de kalachnikov (« c’est ça ou la machette », disent-ils). Trimbalée avec eux jusqu’aux confins de la jungle congolaise, elle apprend à se servir des armes à feu. Raconté en voix off par l'adolescente s’apprêtant à accoucher, Rebelle fonde sa force dramatique sur l’odyssée extrêmement personnelle (basée sur les sens et la perception plutôt que sur une quelconque distance politisée où Nguyen voudrait nous faire saisir l’ampleur du problème) de Komona. Amenée au Grand Tigre Royal, un révolutionnaire mêlé d’un chaman, elle devient sa sorcière et se met à apercevoir des fantômes dans les bois. Si ce n’était de l’amour que lui portera rapidement un autre enfant-soldat, un albinos se faisant appeler Magicien (joué avec sensibilité par Serge Kanyinda), Komona n’aurait guère survécu à l’aridité émotionnelle de sa nouvelle condition.

Ici, précisément là, Nguyen cesse d’être un simple montreur d’atrocités pour écrire sa propre poésie au sein d’un conflit dépassant l’entendement. S’il filme les spectres africains, c’est parce qu’il prend lentement conscience que les terres où il tourne sa fiction sont les mêmes qui ont vu les guerres congolaises se dérouler et qu’elles-mêmes partagent avec le génocide rwandais, l’apartheid sud-africain, les révolutions arabes et les raids talibans du Mali le même continent : cette Afrique, théâtre des massacres les plus médiatisés depuis ceux de la Seconde Guerre mondiale. En effet, Rebelle, sans trop s’en rendre compte et seulement parce qu’il est de la main d’un cinéaste québécois et non africain, en dit long sur la représentation de la violence que nous pouvons nous faire des pays du Tiers monde - leurs cadavres sont acceptables tandis que les nôtres, ceux des accidents de la route et même ceux du 11 septembre, ne le sont pas -, le tout découlant d’un besoin instinctif de sécurité : « l'atrocité est là-bas, mais pas ici ». Ce refoulement de la violence vers l’Autre, Incendies en était coupable pour la faire s’introduire dans le quotidien québécois de deux ados : la violence de leur passé était une barbarie venue du Maghreb, un endroit représenté comme une terre où l’inceste était une probabilité s’insinuant dans notre société immaculée.

Heureusement, Nguyen n’a pas recours à ces avenues. Sans suivre un seul occidental s’aventurant au Congo, sans faire de son personnage du boucher un vieux missionnaire isolé dans sa hutte, le récit fait totalement confiance à l’Afrique pour se raconter elle-même, se poser ses problèmes et les « résoudre » par ses propres moyens (qui sont ceux de la persévérance, de l’amour et de la bonté malgré l’extrême pauvreté). En fait, le regard de Nguyen a cela de louable : il offre un rare point de vue sur l’Afrique où l’Occident ne se fait jamais sentir. Et puisque le cinéma africain, lorsqu’il se met en marche (c’est-à-dire plutôt rarement) s’évertue à diffuser sa culture et non ses problèmes, l’enfant-soldat type n’est jamais le sujet de prédilection de ce cinéma de fiction parce qu’il est trop dangereux à tourner et implique de parler d’une politique locale aléatoire où les rebelles d’un jour deviennent le gouvernement le jour suivant. Ce jeu de chaises musicales mettant en vedette les avides du pouvoir n’a de cesse de ravager les vies et de briser la notion même de famille. Ainsi, Komona nous introduit à son univers par de douces paroles murmurées à son ventre contenant un bébé qu’elle n’a pas voulu. Fils d’elle et du commandant-rebelle, il ne sera peut-être pas aimé par sa mère (c’est du moins ce qu’elle lui dit) et ce n’est qu’en remontant le fleuve Congo jusqu’à son village natal, cet endroit où elle dût tuer ses parents, qu’elle pourra se réconcilier avec son propre sang, faire de sa progéniture un peu plus la sienne et un peu moins celle de la violence.

Si près du réel, mais lévitant néanmoins au-dessus de celui-ci grâce à sa maîtrise de l’environnement dans une poésie de la nature (humaine), la caméra de Nguyen gratte la réalité, doucement, tranquillement, en jouant sans cesse sur la profondeur de champ, en donnant l'impression que les flous de l'image se mêlent aux flous de nos larmes et en laissant s’échapper une petite poudre qui n’est pas celle du coltan, matière qu’exploitent les renégats et le gouvernement pour la revendre à nous jusque dans nos iPhones et ordinateurs portables. Non, cette petite poudre, c’est celle d’une magie rappelant les beaux films de Souleymane Cissé (qui s’avéraient toujours d’un engagement social indéniable), celle du conte africain où la fable permet d’envisager la vie dans sa grandeur et non la survie dans sa petitesse. Elle provoque enfin le sentiment, le plus noble qu’il peut y avoir dans un art de la représentation, que Kim Nguyen est parvenu à filmer le quotidien de cette enfant et d’une certaine Afrique telle qu’elle est.
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Critique publiée le 20 avril 2012.