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Xala (1975)
Ousmane Sembène

Malédictions postcoloniales

Par Mathieu Li-Goyette
Le Xala, malédiction ancestrale infligée à un riche homme d'affaires de Dakar, El Hadji Abdou Kader Bèye, donne son titre au huitième roman et huitième film de l'écrivain-cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, une mise en abîme des méfaits du postcolonialisme, sur les tensions entre la sauvegarde des traditions et la marche vers une modernité de plus en plus incertaine. D'un style incisif, littéraire, précis, Sembène trace le quotidien d'El Hadji autour duquel gravitent bon nombre de personnages derrière lesquels le point de vue du narrateur ira quelquefois se placer. La structure elliptique du roman, si elle est fidèle à une structure cinématographique, permet au lecteur de prendre le pouls d'une vie fondée sur l'apport des relations. Relations commerciales, amoureuses, politiques, les échanges fluctuant autour du protagoniste participeront à définir les causes de sa maladie magique. Homme d'âge mûr, il a déjà deux femmes qui ne lui suffisent plus et c'est dans la cueillette d'une troisième, la très jeune N'Goné, que son mal se déclenchera pour la première fois. Incapable de satisfaire sa jeune femme lors de leur nuit de noces, la honte accable El Hadji et sa quête d'un remède inespéré meublera la première moitié du récit. Adapté de son propre livre, l’auteur joue de ses propres forces et faiblesses au fil des différences entre le papier et l’écran.

Hérauts de l'embourgeoisement local, ses partenaires de la Chambre de Commerce diront en réponse à l'invitation au troisième mariage de leur collègue : « Si nous sommes pour la modernité, cela ne veut pas dire que nous avons renoncé à notre africanité », Et là est la thématique principale de Xala, l'africanité et son passage à la modernité; qu’en reste-t-il? Que doit-il en rester? Que décideront-ils de conserver? Protéger ce qui arrange les hauts placés, délaisser ce qui avantagerait ceux qui ne sont pas en position de pouvoir (les femmes, les infirmes qui reviendront hanter El Hadji), ce qu'implique l'africanité (l'appartenance à la culture des aïeux, le respect d'une Afrique d'avant la colonisation) pour Sembène dépasse le débat de la première génération d'écrivain axé autour d'une apologie ou d'une critique de la négritude. Sembène ne pose pas la question de l'homme noir face à l'homme blanc, mais plutôt celui de l'homme pauvre face à l'homme riche. Une maladie dont on ne peut guérir se trouve bel et bien en creux de Xala, une maladie à double sens dont le remède final, octroyé gratuitement par un mendiant apparaissant ponctuellement dans le récit, sera effectif seulement si El Hadji accepte de se dénuder et de laisser des handicapés infortunés lui cracher sur le corps toute la haine et le mépris qu'ils ressentent envers sa caste.

La somme de l'africanité permise de nouveau à El Hadji lors de cette expiation n'est pas une somme homogène. En fait, ce fameux héritage culturel, pour Sembène, est avant tout un leurre et un alibi pour un autre agenda personnel. Vêtu à l'européenne, fidèle consommateur de l'eau Evian, propriétaire de meuble portant la griffe « meubles de France », gérant l'économie locale dans le siège du colon et avec les mêmes techniques colonialistes, il choisit de conserver de l'africanité le droit à la luxure des femmes nombreuses en délaissant la solidarité avec ceux qui étaient comme lui auparavant. Il parle le français et ignore les paroles en wolof de sa fille Fara. Rapidement, l’utilisation des langues permet à Sembène de caser ses personnages dans une condition sociale ou une autre tout en conservant les sonorités rondes et tambourinant du wolof se propageant plus d’une fois à un français parlé avec la nonchalance des riches.

Rapport de polygamie en ce qui à trait aux nombreuses épouses, c'est aussi un rapport de femme dévoreuse en la personne de Yay Bineta (même son surnom, La Badiène, conserve quelque chose d'animal, de sauvage; la hyène, charognard de l'Afrique, n'est pas bien loin) se restreignant à la langue locale. Le français, langue de la civilisation, se fait dévorer par le dialecte autochtone - jamais, cela dit, la langue n’a chez Sembène la qualité de rendre manichéen ses histoires. Elle révèle plutôt une opposition s’aggravant entre l'ancien et le nouveau. Comme sa fille, « enfant des drapeaux et des hymnes nationaux », qui n'aura pas les antécédents de son père, ces faiblesses qui le firent fléchir, le français devient une liberté plutôt qu’une obligation coloniale et son utilisation, toujours soulignée, nous rappelle que Xala est une oeuvre définitivement portée vers l'avenir, un film immense avec le coeur lourd des paradoxes, incompatibilités et épurations d'une transformation culturelle inévitable. Un film d’une importance capitale dont la comparaison avec le roman, chef-d’oeuvre du continent, semble le rendre gravement incomplet.

Refusant la division en chapitres à l’écrit, Xala, de par son écriture directe et son refus à une métaphysique des sentiments autres que ceux du monde tangible (sentiments politiques, amoureux) se lit d'un trait et voit dans l'accumulation des problèmes et des personnages se retournant tous progressivement contre le protagoniste une finale cauchemardesque sur les méfaits du néocolonialisme. Dans Borrom Sarret par exemple, Sembène tissait un discours à partir de la répétition du travail de son héros. Chaque nouveau client était l'occasion d'une routine et de particularités toujours plus prégnantes. En cela, la répétition de Xala est double, car elle influence autant les lieux et le quotidien que les personnages autour de El Hadji. Trois femmes, deux guérisseurs, cinq membres de la Chambre de Commerce, chacun des personnages échappent à la description exhaustive de ses rapports avec le protagoniste parce que la nature de cette relation est précisément implicite. Dans la version portée à l'écran, certains plans, comme celui filmé à ras le sol présentant un à un les souliers des bourgeois venus au mariage met l'emphase sur le fini ciré des chaussures. La répétition invoque le comique, mais aussi la création d'une caste à part lorsqu'on filmera des sandales simples et des habits plus modestes. L'économie de moyens dans la mise en scène de Sembène se rapproche ainsi de l'économie de mots dont fait preuve son style à l'écrit. Comme dans son adaptation au cinéma, Xala ne dit rien de comique - la situation est loin de l'être -, mais provoque le rire dans la manière même dont il a été conçu au risque d’être un film glissant sur les concessions de son genre (la satire sociale).

La première séquence est au moins l’une des plus comiques de son oeuvre. Non loin de Tati, aussi acerbe que Buñuel, le cinéaste ne s'encombre pas d'une voix off venant commenter l'action. L'absurde se déroule sous nos yeux, la gestuelle des Blancs et des Noirs rejoint la pantomime plus que le réalisme d'un jeu sensible, la mise en scène cherchant des obliques et des symétries parfaites renvoie à un monde lisse et parfait, un monde imaginaire de bureaucratie où l'homme, incapable d'être aussi droit, ne pourra que faiblir. Devant la perfection du décor et des gestes, le spectateur rit de voir ce qui ne saurait exister tout comme il pleure de ce qu’il sait exister, de ce qui le chamboule et le fait reconsidérer peu à peu, Ousmane Sembène non pas comme l’un des grands réalisateurs africains, mais comme l’un des quelques génies du cinéma.
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Critique publiée le 15 novembre 2011.