ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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J. Edgar (2011)
Clint Eastwood

Un américain bien tranquille

Par Mathieu Li-Goyette
Aussi attendu que l’annuel Woody Allen, l’annuel Clint Eastwood réchauffe le coeur et l’esprit. Loin des obsessions compulsives du petit newyorkais à lunettes, le grand Californien au regard perçant se fraie un chemin toujours plus loin dans le mythe américain à la recherche de ses frontières et de l’horizon d’un patriotisme dont il n’a pas encore arpenté tout le terrain. On s’y glisse comme dans un vieux fauteuil, pas comme dans une chaise en osier. On y fume le cigare, pas le pétard. On y boit le whisky, pas le vin. Un néoclassique comme on l’a toujours dit, il relie l’âme américaine du XXe siècle à une nouvelle ère qui n’en a pas encore. Faisant des films en dehors des modes et se tenant droit comme si rien n’avait changé, ou plutôt, comme s’il était le seul à ne pas avoir été influencé par l’évolution du monde, Clint Eastwood, c’est la fierté des vieilles habitudes, la puissance d’un âge nous prenant l’épaule d’une force ancienne, mais toujours présente, la poigne du grand-père bienveillant dont les veines apparues sur les vieilles mains ne sauraient cacher le potentiel d’acier.

Tant par sa longévité que sa vieille sagesse, Eastwood est immense, increvable. C’est le Oliveira du Nouveau Monde et c’est sa profonde américanité qui habite le souffle de J. Edgar tout comme son élégance réglemente la leçon de montage qui nous est offerte. DiCaprio n’a peut-être jamais percé autant l’écran de par son sérieux. Terminé ici les crises de l’Italo-américain à la grande ride du lion, l’acteur se cache derrière le masque du premier directeur du FBI, l’« homme le plus puissant du monde », dans un film-fleuve éparpillé des années 10 aux années 70 et sous l’ombre de huit présidents. Détenteur des plus grands secrets et des plus petits vices des gens importants, Hoover et sa saga (son influence politique, son homosexualité, sa part dans les grands complots américains) servent de mouture à une oeuvre d’une maturité intimidante. Eastwood ne bronche pas d’un cil, le divertissement n’est pas dans son champ de tir, car il a aujourd’hui porté son dévolu sur la narration d’une histoire contenant en elle l’Amérique toute entière. Équilibrée par la performance d’Armie Hammer (ce grand baraqué que David Fincher avait dédoublé dans The Social Network nous est enfin dévoilé dans la mesure de son talent), incarnant le bras droit du patron, la présence maternelle de la secrétaire (Naomi Watts) et la mère bienveillante (Judi Dench), l’équipe d’interprètes joue sur la fine ligne du sensationnalisme; faire un film sur l’homosexualité de J. Edgar Hoover, surtout avec Dustin Lance Black tenant la plume (Big Love, Milk), c’est risquer la risée, les clichés, le « Brokeback West Wing » qu’on aurait fui. C’est miser gros, particulièrement pour Eastwood.

Incarnant l’impérialisme américain dans tout ce qu’il a de réconfortant et d’effrayant, Eastwood a cultivé une image blanche de machisme charismatique. Ainsi, son regard sur Hoover se voile dans une admiration certaine de « l’homme qui a protégé les États-Unis des Rouges ». Visant presque à l’excuser de ses tendances homosexuelles via une relation intime qu’il entretient avec sa mère couveuse, Eastwood présente dans la sobriété la plus exemplaire la relation entre Hoover et son adjoint Tolson. À l’image de l’homme qui n’aurait jamais cédé à une relation officielle de peur d’être découvert - celui qui surveillait les plus importants chefs d’État craignait aussi la filature -, J. Edgar voit les sentiments prendre le pas sur le scandale des relations entre deux hommes : il fallait être à une époque où l’homosexualité n’est plus à légitimer pour laisser à Eastwood la liberté d’en faire un film sans toutefois en être le héraut - mauvais rôle qu’il n’aurait pu accomplir qu’à moitié. Romantisme des nuits d’hôtel luxueux, échanges de regard au bord d’une table d’un chic cabaret, l’amour qui unit Hoover et son binôme est l’unique véritable noeud dramatique d’un film cadencé sur l’a superposition habile des différents événements historiques importants des États-Unis du point de vue du FBI en venant réitérer, anecdotes après scandales, le potentiel immense du principal intéressé.

John ou Edgar? J. Edgar finalement. Diminuant le nom que ses collègues lui donnaient, il conserve celui qu’utilisait sa mère pour gravir les échelons de ce nouveau bureau d’investigation qu’il inaugure. Son père, fantôme sorti d’un vieux western d’Eastwood, marque subitement le film d’un regard d’outretombe très bref. Son influence demeure, car toujours absent, c’est son autorité jamais éprouvée qui mènera Hoover vers son acolyte baraqué et bien habillé, un homme tout ce qu’il y a de plus viril. À partir de leur rencontre, nous ne quitterons plus les deux hommes et la relation fusionnelle qui les unit, en délimitant de plus en plus les époques par les choix d’éclairages et de teintes (plus contrastées et moins saturées dans les années 20, 30 et 40, plus naturalistes de l’ère Kennedy à Nixon), est surenchérie dans la perception d’un décor identique et filmée selon des angles toujours plus familiers pour renforcer l’impression de répétition. Huit présidents, c’est aussi huit montées au pouvoir et huit luttes internes pour conserver et accroitre les pouvoirs illimités du FBI en matière de contrôle de l’information.

Toute la majesté de J. Edgar, celle qui en fait le meilleur Eastwood depuis Mystic River, c’est d’entremêler si bien son style à la respectabilité de son personnage principal. Au point culminant d’une scène de ménage, l’amant de Hoover l’avertit : « si tu revois cette femme (l’actrice Dorothy Lamour), nous n’irons plus jamais voir les courses de chevaux ensemble ». « Cut ». Vieillis de trente ans, ils sont côte à côte, sans la moindre romance visible, en train de surveiller leurs mises équestres. Pas de crises, ni d’énonciation frontale d’un problème que Hoover aurait toujours traité avec la plus grande gêne, le montage adopte la personnalité du directeur - l’utilisation d’un biographe retranscrivant les détails de la vie de Hoover restreint, de la même façon, l’ampleur des scandales et du sensationnalisme que certains auraient souhaité y retrouver. Conspirations contre JFK et Luther King, Eastwood sous-entend énormément sans jouer la carte de la caricature pour se concentrer sur l’importance sociopolitique de Hoover auprès du peuple américain. L’importance de la manipulation de l’information et de l’imaginaire hollywoodien (la métamorphose de Cagney, de Public Enemy à G-Men; la rencontre avec Shirley Temple) qui remet dans le « droit chemin » les goûts répréhensibles du public à suivre le destin des truands.

Hoover construit, brique par brique, l’image du FBI telle qu’elle est aujourd’hui, celle du héros protecteur des terres américaines. C’est la création d’un mythe en direct, la mise en purée de l’histoire américaine pour en faire un mélange homogène, pur. Les uns critiqueront la complexité de sa structure, les autres la mise en valeur patriotique, mais si Eastwood semble sous-entendre que Hoover fut un grand homme, c’est qu’il y suit le crédo de son antihéros : « La force de la légende dépend d’où l’histoire s’arrête ». N’abaissant jamais sa garde, il est là, l’homme à l’image de son pays, peut-être même plus, l’homme sur qui les États-Unis se sont modelés. Eastwood, de sa poigne tranquille, en a fait le paradoxe ambulant de l’Amérique, celui qui effraya les présidents, celui dont la mort subite enterra les véritables origines et les premiers secrets du FBI. Et c’est précisément en perdant la trace des origines que ce nuage feutré, cette fumée qu’expire Eastwood en inspirant la normalité, trouble la vue et fait d’un homme une légende de notre temps.
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Critique publiée le 11 novembre 2011.