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Nuit #1 (2011)
Anne Émond

Le vide de l'intime

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y avait déjà, dans le court métrage Sophie Lavoie de 2009, cette sensible simplicité qui confère toute sa puissance à Nuit #1, premier long métrage d'Anne Émond dont on peut d'ores et déjà dire qu'il confirme le statut de la jeune réalisatrice en tant qu'auteure à part entière du paysage cinématographique québécois contemporain. Mais il y avait surtout ce choc de l'intime dévoilé, violé, que l'on ressentait à travers quelques regards fuyants, quelques hésitations trahissant la pudeur retrouvée de l'héroïne titulaire. Avec la même économie de moyens, Nuit #1 explore dans un contexte différent ce malaise que provoque le fait de se révéler à l'autre encore étranger - et dresse ce faisant le triste portrait d'individus qui, au fil des échecs, se sont mis en tête qu'ils étaient incapables d'aimer vraiment ou d'être aimés. En ce sens, le film d'Émond apparaît un peu comme le pendant franc et mature des puérils et maniérés Amours imaginaires de Xavier Dolan. Le constat s'avère un peu le même, mais la démarche, plus grave et posée, lui rend justice là où, à force de singeries, le film de Dolan trahissait cette tragédie en la rendant somme toute risible. Nuit #1, au contraire, est une oeuvre élégamment bouleversante, qui transcende son ascétisme par la justesse avec laquelle elle adresse l'égarement et le doute viscéral qui tourmentent ses protagonistes.

Ici, un simple contraste entre la bande son et les premières images du film permet d'introduire le conflit élémentaire qui constitue le coeur même de ce huis-clos : alors que des corps se déchaînent, dans l'extase passagère d'une quelconque soirée dansante, une mélancolique mélodie évoque le registre des émotions, interdites dans l'histoire d'un soir qui suivra. Après ce court prologue, Émond coupe directement à un homme et à une femme se déshabillant hâtivement, dans le cadre de porte d'un appartement anonyme. Sous nos yeux, leur désir se consume et s'éteint - la cinéaste cataloguant chaque détail de leurs ébats sans réserve, collant à l'énergie de leur abandon. Puis, après l'orgasme, leurs corps vidés se séparent. Il s'endort. N'arrivant pas à faire de même, elle fouille un peu dans les choses de son hôte, va prendre un bain, puis décide de s'éclipser. C'est à ce moment qu'il se réveille, la rejoint avant qu'elle ne puisse quitter les lieux, la somme de rester. La rencontre, qui devait être strictement sexuelle, vient subitement de se compliquer : un peu par accident, presque à reculons, Clara et Nikolaï apprendront à se connaître.

Dès lors, tout le film reposera sur ses deux excellents interprètes ainsi que sur les dialogues tour à tour terriblement incisifs et vulnérables d'Émond. Si la mise en scène se démarque, c'est en ce sens où elle n'aspire justement jamais à se faire remarquer. Mais son dépouillement tient du tour de force - donnant au spectateur un accès privilégié quasi indiscret à cette intimité improvisée, accentuant cette sensation contradictoire d'une proximité imprévue, presque illicite, où les règles du jeu sont à chaque instant redéfinies. La caméra d'Anne Émond scrute les visages, attend qu'apparaisse à même cette façade la faille qui révélera l'être tel qu'il est réellement - cette vérité confidentielle que même l'acte de se confier ne divulgue pas nécessairement. Nuit #1 est en ce sens un film douloureux, dans lequel même les longs monologues apparemment cathartiques trahissent une profonde difficulté à communiquer. Comme si, même communs, même exprimés, les sentiments n'étaient jamais « partagés ». Quête d'une complicité qui ne se matérialise jamais vraiment, cette collision émotionnelle défoule les protagonistes, les libère momentanément… mais la connexion entre eux demeure incertaine.

Ce doute, l'ambiguïté de la finale ne fait que l'accentuer - répondant à celle du titre lui-même, qui implique un commencement alors que les événements laissent quant à eux croire à une simple étincelle. Dans le sillage de cette violente mise à nu, Clara et Nikolaï se retrouvent de nouveau couchés, sur le toit, cette fois, de l'édifice où ils avaient été jusqu'alors enfermés. Moment hors de la routine, celle de leurs existences respectives, mais aussi celle du film, il s'agit du seul passage paisible et presque tendre de cette anti-romance aux sentiments toujours ambivalents. Clara tente alors de se sauver, à nouveau, mais elle est cette fois confrontée à un précipice. La caméra se penche vers le gouffre, évoquant cette fuite impossible, suicidaire, à laquelle se bute la jeune femme - le cul-de-sac existentiel que constitue son refus systématique du contact humain véritable. Le film n'élabore pas sur cette image, la laissant plutôt planer dans notre esprit au cours d'un épilogue où, de retour à l'école où elle enseigne, Clara est émue par la récitation hésitante que fait une élève d'un poème sur la mort. C'est à ce moment précis, loin des émois de l'amour, que se fait la véritable prise de conscience de ce récit. Voilà donc comment, par-delà la franchise de son désespoir, le film d'Anne Émond arrive à être plus que le simple constat d'un mal-être.
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Critique publiée le 15 décembre 2011.