ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Phantom of the Opera, The (1925)
Rupert Julian

Cette nuit à l'opéra

Par Mathieu Li-Goyette
« Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita dans la chambre noire... »  - Edgar Allan Poe (Le masque de la mort rouge)

Les lumières s'éteignent, quelques points lumineux illuminent encore la fosse de l'orchestre et son chef, Gabriel Thibaudeau, a pris place. Les instruments se sont accordés, le chef lève son bras et le fait tourner pour faire signe au projectionniste d'entamer la projection d'une copie 35mm d'un état exemplaire de The Phantom of the Opera. Le titre arrive, les musiciens poussent leurs premières notes et la salle est conquise. The Phantom of the Opera, film intéressant et doté d'un grand nombre de défauts comme de grandes qualités, dévoile peu à peu ses secrets grâce à une partition écrite pour l'occasion. Le film manquait-il de rythme? La technique de son cinéaste Rupert Julian, compte tenu des prouesses déjà accomplies en 1925, paraît-elle décevante? Peu importe, car ce que le Festival Fantasia a réussi, c'est d'en faire un chef-d’oeuvre, d'en faire, encore une fois, le moment décisif de l'année cinéphile à Montréal en présentant, comme elle devait être vue dans les années 20, l'adaptation la plus fidèle du roman de Gaston Leroux.

L'importance d'une telle projection est donc d'abord de redonner au public un film qu'il peut ne peut apprécier qu'en support numérique à la maison. Les films muets n'ayant jamais été dotés de leur temps d'un support audio fixe sur la pellicule, les bandes originales prévues pour la projection (soit écrite pour le film ou plus ou moins improvisées par le musicien de la salle en question) et chacun des films muets contiennent presque autant d'histoire dans ses versions que dans sa production. C'est pourquoi il faut remonter aux sources à la manière d'un archéologue en fouinant, strate par strate, dans les différentes versions des films, les différentes distributions et les différentes partitions qui ont pu être écrites à cet effet.

Prenons par exemple la projection dont nous parlions plus haut. Si quelques minutes de plans coloriés donnent au film un hiatus extravagant à mi-chemin du métrage (l'idée que des techniciens devaient peindre photogramme par photogramme renchérira l'idée de la prouesse d'un tel film), les premières images de l’oeuvre en disent long également sur les conditions de projection du temps. Un vieil homme marche d'un bord à l'autre de l'écran et regarde le spectateur en tenant une vieille lanterne pour éclairer sa marche dans les égouts abritant le fantôme de l'opéra. Muet et sans intertitres, le long plan et les lèvres vibrantes du vieil homme que l'on croit être le narrateur ne nous disent plus rien aujourd'hui. Pourquoi? Parce qu'à l'époque, des bonimenteurs accompagnaient les projections en étant placés sur le côté de l'écran ou à l'arrière pour raconter l'action au fil de son déroulement en compagnie d'un musicien (ou d'un orchestre, tout dépendant).

Cela dit, il faut porter attention, lors de l'écoute d'un film muet, à ces petits détails, à ces anecdotes historiques qui, à près d'un siècle de distance, suffisent à créer une distorsion parfois périlleuse dans l'appréciation d'une oeuvre passée. Dans le cas de The Phantom of the Opera, tout survit assez bien et même si les plans statiques de Julian relèguent son film loin derrière ses contemporains de l'expressionnisme allemand (on aurait souhaité un peu plus de l'énergie fébrile et tragique d'un Murnau, qui aurait donné au film les travellings avants rapides nécessaires afin de magnifier le fantôme), la performance de Lon Chaney sous les traits du compositeur caché de l'opéra de Paris fait encore frissonner. Responsable de son propre maquillage, Chaney incarne encore un mal-aimé, un monstre qui sera abattu par une population haineuse. Son personnage ne souhaite que l'amour et le succès de Catherine tandis que cette dernière, amoureuse d'un autre homme et craignant le visage défiguré de son prétendant, préfère le fuir et se jouer de lui. L'évadé de prison et brillant artiste qu'il est se noie de chagrin, tue ceux qui se mettent en travers du chemin de sa protégée et promet de lui donner la plus belle voix du grand Paris.

À mi-chemin entre la romance impossible façon La belle et la bête et la tragédie, l'importance de The Phantom of the Opera est non loin de celle de son roman d'origine de 1910, soit que l'aristocratie et les plus hautes sphères de la société ont comme fondements premiers la violence et la torture des temps moyenâgeux. Dans le sang et la trahison se sont bâties les sociétés huppées du XXe siècle à venir, et particulièrement celles des années folles contemporaines au film. Voilà le premier discours de Leroux et de Julian. Fantôme d'une autre époque, il revient hanter les bourgeois parisiens la nuit tombée lorsqu'ils se réunissent dans le grand hall de l'opéra à partir de son repère situé dans d’anciennes salles de torture condamnées. Il fait une apparition remarquée drapée d'une cape rouge et d'un masque de mort (rappelant Le masque de la mort rouge de Poe) et effraie les danseurs d'un bal masqué retouché en couleurs flamboyantes par les techniciens de la Universal. Sa présence dépasse son masque, envahit la salle dès son entrée et rappelle celle des grandes fresques des peintres romantiques; ces personnages perdus dans la brume, isolés du monde et dotés de destins tragiques inévitables. Dans le cas du fantôme, il connaîtra la plus célèbre des morts par amour pour Catherine. Lynché par le public, jeté dans le fleuve, il est celui qui dérange l'art officiel et qui tenta de défaire cette farce qu'est la célébrité (la première chanteuse, vedette parce que sa mère était influente, subira la première la vengeance du fantôme). Fantôme de l'opéra de Paris, il est le fantôme de l'opéra tout court, le fantôme de l'art qui, pour être tombé amoureux d'une beauté et pour avoir voulu la défendre, y laissera sa vie.

L'interprétation du grand Chaney s'accorde avec cette vision, et en particulier la séquence du dévoilement de son visage (réalisé par l'acteur lui-même - Rupert Julian, révolté contre les techniciens et sa distribution, quitta le plateau plus d'une fois) qui demeure la plus emblématique du film. Si affreux que la caméra le montrera pour la première fois sous l'effet d'un flou, le point se fait, l'image se précise et le spectateur sursaute. Le fantôme est horrible, sans nez, défiguré jusqu'à la boîte crânienne, laissant s'échapper quelques cheveux hirsutes. Il fait de grands mouvements, fait voler sa cape, s'empare du cadre et lui donne sa dynamique. Il est l'intérêt premier du film, ce qui en fait, encore aujourd'hui, un essentiel du cinéma d'horreur. Membre clé de la bande de Carl Lemmle (fondateur de la Universal et celui qui donna au film de monstres ses premières lettres de noblesse), Chaney représente le martyr défiguré, celui au grand coeur, mais qui fait fuir les foules. Il ancre The Phantom of the Opera entre le romantisme gothique du Dr. Jekyll and Mr. Hyde de 1920 (doté d'un John Barrymore tout aussi bon) et les Nosferatu et autres The Man Who Laughs. Sa bouche décharnée, sa peau flétrie, ses mains de lépreux, son corps et son visage dissimulé derrière un masque de théâtre portaient en eux les cicatrices d'une vie de déshérité vécue avec classe. Certains grands hommes du cinéma muet sont ainsi parvenus à créer des images marquantes, des icônes à vénérer pour le cinéma, des symboles à entretenir et à actualiser pour la bonne santé du septième art. En participant à leurs redécouvertes d'une manière si exemplaire, le Festival Fantasia s'inscrit dans cette Histoire.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 8 août 2011.