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Love & Loathing & Lulu & Ayano (2010)
Hisayasu Satō

Réflexions mises à nu

Par Mathieu Li-Goyette
Les premiers plans de Love & Loathing & Lulu & Ayano se concentrent sur la société japonaise. La caméra plantée au-dessus des rues bondées des quartiers d'affaires de Tokyo - l'immense quadrilatère de Shibuya - montre une fourmilière de gens, de « salarymen » et de « salarywomen ». Au milieu de la foule, Junko, du haut de ses vingt-deux ans, murmure sa vie blasée devant une caméra qui l'observe comme si elle confessait ses torts. Montés en parallèle à son hameçonnage par un agent de casting de l'industrie du porno, ces plans intimes dévoilent la clé du film : « que feriez-vous si vous pouviez être quelqu'un d'autre? » Ce quelqu'un d'autre, ce sera Lulu, son nom d'actrice du X dont les tics de « cosplay » (pour « costume playing », soit se déguiser en personnage de manga ou de jeux vidéo et en adopter la gestuelle à partir de l'iconographie issue de l'anime) la rendront rapidement célèbre. Elle est la favorite des « geeks ». Son air tout à fait innocent, puni par des tournages la dégradant, fait fantasmer les hommes et, graduellement, elle verra sa seconde personnalité prendre les dessus sur sa propre identité. Vivant encore chez sa mère, laquelle travaille comme une moins que rien dans une tour à bureaux anonyme de la capitale, elle a le choix entre être Junko l’invisible ou Lulu la star. Obnubilée, elle gravit les échelons de l'industrie aussi rapidement que sa collègue et bientôt amie Ayano les dégringole. Opposés en caractères (Lulu est une poupée humaine aussi fragile qu'innocente tandis qu’Ayano est une rebelle au coeur dur), les deux femmes, replacées dans le contexte du quotidien japonais, sont la mesure d'une aliénation généralisée.

Pour sa part, le réalisateur Hisayasu Sato n'est pas étranger à la pornographie. Plus connu comme étant l'un des « quatre diables » de la nouvelle vague du pinku des années 90, il entame sa carrière en 1985 et participe au dur combat de l'industrie en salles contre celle de l'indépendant distribué en vidéo. En d'autres mots, Sato en a vu des rêves se briser, des carrières s'éteindre et des studios tomber. C'est un vétéran, peut-être le plus grand toujours en activité et certainement le plus provocateur du quatuor. Célèbre pour injecter une dose incroyable de violence au sein de ses scènes érotiques, Sato trouve dans l'amour de la violence et dans la violence de l'amour. Et rarement l'aura-t-il expliqué aussi clairement que dans ce dernier opus, l'un des plus réussis de sa carrière (qui compte pas moins de quatre-vingt films de tous genres). Love & Loathing & Lulu & Ayano place, à la manière d'une équation mathématique, l'amour et Lulu, puis le mépris et Ayano. Après quelques accrochages, les deux protagonistes se rapprocheront sans raison, comme si une énergie magnétique les attirait l'une vers l'autre. Cette fusion naît d'un instinct de survie; le milieu finira, un jour ou l'autre, par les avaler. Au centre de leur préoccupation, leur bien-être fait figure de priorité. Comment être bien dans sa peau en occupant ses soirées sur des tournages de pornos? Comment reprendre sa véritable identité par la suite? Le public va-t-il nous traquer, nous démasquer? La mode est aux films de super-héros et, d'une certaine façon, Love & Loathing & Lulu & Ayano en est un de plus. La nuit tombée, une fois la dure journée au boulot terminée, elles enfilent des costumes d'infirmières ou de femme de chambre et vont accomplir leur « devoir » devant la caméra en espérant ainsi à la fois arrondir leurs fins de mois et distraire le public en quête d'érotisme et de découvertes sexuelles. Dur est le métier de star du X.

Tout se chamboule lorsqu’un des admirateurs de Lulu la retrouve. Certainement l’une des scènes les plus magistrales du genre tout entier, notre héroïne est retrouvée sur son lieu de travail, entourée de ses collègues. Le petit bonhomme trapu vient à sa rencontre, lui disant comment il l'aime et comment il correspond parfaitement à l'idéal à qui elle tentait de parler à l'écran, soit le « nerd gras et célibataire ». Ne filmant les foules qu'au début à et la fin de son film, Sato met précisément l'emphase sur l'isolation du public, sur le transfert des anciens « peep shows » dans les chambres à coucher et les ordinateurs personnels. La culture du sexe se vend plus que jamais et encourage, par sa manière d'être distribuée, une frénésie, une obsession chronique de la part du spectateur envers des scènes en particulier, envers une star qu'il choisira. Malheureusement pour Lulu, son fan la poursuivra jusque dans une scène finale sanglante où il s'en prendra aux comédiens mâles du plateau tout en criant qu'il souhaite la défendre des autres hommes qui pourraient lui faire du mal. Elle le tue. Le drame se termine.

Au-delà de cette idée que Sato retranscrit avec toute l'acuité qu'un maître de l'industrie pourrait avoir (les dessous du milieu nous sont expliqués et décortiqués avec humour et précision), c'est entre la figure de Lulu et d'Ayano que Love & Loathing puisera la force de son discours. Alors qu'elles désirent s'échapper de Tokyo et de leur boulot, une bagarre éclate, les deux se dénudent sans raison, se jettent de la nourriture et s'enlacent. Le cinéaste, évidemment parce qu'il fait là un film érotique, en profite pour filmer les corps nus de deux jeunes femmes, mais tient aussi à faire valser dans sa séquence musicale les symboles qui auront guidé sa carrière. Amour et mépris, Éros et Thanatos comme clichés explicités du cinéma japonais tout entier (depuis les années 60) et la dualité impossible à concilier qui fascine le maître encore aujourd'hui. Seulement aujourd'hui, ce qui est personnel et ce qui est public complexifie l'équation et double son univers de possibles. Souhaitant faire un film sur les dessous du métier d'actrice porno à partir d'un roman-fleuve de Atsuhiko Nakamura, il s'est retrouvé à faire l'éloge des deux forces motrices de son oeuvre, de son genre, voire de tout un cinéma des corps, qu'il soit de Cronenberg ou de Wakamatsu à l'ère où la consommation du cinéma en salles ou sur un écran minuscule sculpte aussi un spectateur complètement différent.

Ayano terminera dans une ruelle, battue, puis Lulu s'évaporera tandis que l'agent de recrutement, ses deux actrices en moins comme si deux bouts de chair à canon de plus étaient morts au combat, repartira à la recherche de chair fraîche. « Qui veut devenir actrice porno? » Personne. Les filles se désistent, ne semblent pas avoir les mêmes problèmes que Lulu confessait et ne semblent pas vouloir devenir le prisme centralisateur de la sphère privée des esprits isolés, abandonnés. Sphère publique, sphère privée. Amour, mépris. Hisayasu Sato vagabonde avec son style bien maison et exécuté à l'arraché (cela ne l'empêche guère de convoquer chez ses acteurs de brillantes performances et à sa caméra des plans justes et précis), ce qu'il a toujours fait de mieux sans jamais toutefois avoir la réponse à ses multiples raisonnements binaires. Ne sachant choisir parce qu'il serait impossible pour lui de délaisser l'un des pôles magnétiques qui l'attirent, il demeure en plein centre, faisant de petits pas de côté et des avancées perspicaces, humbles. Son cinéma n'est pas pornographique (du moins, pas ce film), mais bien érotique et (surtout) hautement réflexif. Quel est ce corps que nous habitons? Que sont ces pulsions qui, à leur tour, nous habitent? Telles sont ses questions.
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Critique publiée le 28 juillet 2011.