DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Hard Boiled (1992)
John Woo

Dieu est dans les détails

Par Olivier Thibodeau

Hard Boiled est un classique incontournable du septième art, ne serait-ce que pour son perfectionnement absolu des codes du cinéma d’action policier et son incomparable savoir-faire pratique. Inspiré par la rugosité macho du polar hollywoodien et la sensibilité mélodramatique des films asiatiques, cultivant un sens du rythme et un art impressionniste du montage hérités de la tradition eisensteinienne, le réalisateur John Woo y livre une classe de maître sur la mise en scène du genre en raffinant une technique déjà bien rodée, qu’il met simultanément au service de ses parangons et du spectacle débridé de leur « heroic bloodshed ». Il bénéficie pour ce faire d’un scénario pragmatique (signé par feu Barry Wong) qui amenuise les temps morts grâce à une narration très fluide qui fait la part belle aux séquences d’action, où la présence à l’écran du réalisateur dans le rôle d’un sage ex-policier permet de schématiser les enjeux moraux du récit et où l’exploitation savante des archétypes du genre permet de consentir une bonne partie de la caractérisation et de la narration à la mise en scène. Tout devient alors question de ressenti, une expérience épidermique et symbolique façonnée par une réalisation, un montage et une bande sonore qui narrent indépendamment de la tradition littéraire, capturant l’émotion profonde des personnages dans un époustouflant ballet martial entre le Bien et le Mal, propre d’un conte mythologique moderne centré sur des figures tiraillées entre la puissance démiurgique des armes et le prosaïsme d’une mélancolie et d’une colère profondément humaines.

Évacuons d’emblée la question glissante entourant la moralité douteuse du cinéma policier, et particulièrement du processus d’héroïsation des flics à l’écran. Le plaisir du film réside ailleurs, dans l’abandon candide à ce grand jeu de gendarmes et de voleurs qui caractérise le cinéma populaire (et que promeut le personnage de Woo comme d’autres défendraient le jeu de cowboys et « d’Indiens » qui caractérise le western) ; le plaisir réside dans l’appréciation du film comme le nec plus ultra du genre, tels qu’en témoignent ses personnages plus grands que nature, la munificence du spectacle et l’optimisation de tous ses lieux communs, qu’il s’agisse des grands ballets martiaux façon gun fu, des vignettes humoristiques entre le héros intransigeant et ses supérieurs hiérarchiques ou des scènes plus mélodramatiques impliquant le personnage tristement charismatique de l’agent double, figure dramatique que même Martin Scorsese devait adopter par voie du cinéma asiatique dans son Departed de 2006 (une adaptation de Infernal Affairs [2002]). Hard Boiled n’est pas non plus exempt de considérations éthiques, exaltant de manière dialectique les valeurs de loyauté, d’abnégation et de protection des plus faibles, cultivant moult ambiguïtés dramatiques dans les rapports comparatifs qu’il développe entre des personnages presque toujours à cheval sur la légalité.

Woo réunit ici cinq des archétypes classiques du cinéma d’action, les représentant d’une façon savante qui contribue toujours aujourd’hui à leur aura, mais les opposant surtout de moult manières porteuses ancrées dans l’idée du double. Notons d’abord les deux caïds de la vente d’armes : le débonnaire Oncle Hoi (Kwan Hoi-san), un vieux de la vieille qui prend bien soin de ses hommes, et le psychotique Johnny Wong (Anthony Wong), qui n’hésite pas à tuer tous les innocents qui se tiennent sur son chemin. Introduits dans des séquences contiguës, ces deux hommes représentent deux visions antagonistes du gangster, le premier honorable, attaché aux valeurs mafieuses traditionnelles (à l’instar de Mark Lee et Sung Tse Ho dans A Better Tomorrow [1986]), et l’autre monstrueux, un misanthrope impénitent qui ne mérite que la mort. Même leurs looks semblent nous renseigner tout de suite sur leurs intentions, Hoi nous apparaissant dans son jardin comme un aïeul bienveillant et Johnny dans un restaurant huppé comme un opportuniste insouciant, dont les traits occidentaux et les répliques du genre « chaque guerre est une occasion pour moi de faire de l’argent » ne sont pas sans rappeler l’envahisseur britannique. De l’autre côté de la loi, il y a Tequila, le détective dur à cuire, volatile et rebelle de Chow Yun-fat, dont les méthodes musclées déplaisent à son capitaine  on pense immédiatement au Dirty Harry de Clint Eastwood ; il y a surtout Alan (Tony Leung Chiu-wai), un policier infiltré qui se fait passer pour un assassin à la solde d’Oncle Hoi pour mieux attirer l’attention de Johnny, sa cible principale. Travaillant dans le même dessein, ces deux héros ne deviennent des partenaires qu’au cours du récit, s’affrontant d’abord à quelques reprises, en raison de leurs philosophies antagonistes sur la lutte au crime, le premier s’avérant impétueux, bourru et impénitent, le second calme, professionnel et mélancolique. Deux parfaits compléments dans le drame de « buddy cops » qui se déroule devant nos yeux. Le cinquième archétype se situe quelque part entre les deux, mais plus près de l’Oncle Hoi. Il s’agit du Mad Dog de Philip Kwok, le bras droit de Johnny, dont le regard perçant, le geste prompt et la rigueur morale en font à la fois un adversaire redoutable et vulnérable.

Ce qu’il y a de plus marquant dans Hard Boiled, c’est la capacité du réalisateur à narrer avec ses images (et le son bien sûr, la musique très expressive du film accentuant chacun des coups de théâtre dramatiques). À ce titre, la scène d’introduction du film constitue une matrice formelle particulièrement exquise, une incursion stupéfiante dans la diégèse, mais aussi dans la sensibilité unique du cinéaste. Tout commence par la confection d’un cocktail, le symbolique Tequila Bang Bang. Trois gros plans suffisent, entrecoupés par le générique : le versage bordélique de l’alcool, le versage du soda, puis le claquement retentissant du verre, dont le contenu déborde dans l’absence d’un couvercle parfaitement hermétique. On cadre ensuite Chow Yun-fat en plan rapproché dans un bar, ingurgitant le liquide d’un trait, puis expirant une bouffée de fumée avant de poser une clarinette sur ses lèvres et d’entamer un morceau. Puis, l’espace est dévoilé en plan large, et nous réalisons que nous sommes dans un bar jazz, à regarder le héros se produire sur scène avec son collègue policier Benny Mak (Bowie Lam). Et tout est déjà dit à propos de lui : c’est un dur à cuire au grand cœur, capable à la fois d’une violence chaotique et d’une douceur mélancolique. Refusant la grammaire hollywoodienne traditionnelle, qui du général passe au particulier, Woo s’intéresse d’abord à un détail révélateur avant d’inscrire ses personnages dans l’espace, de sorte que la violence vient d’abord, et le spleen ensuite, fidèlement à la logique du « tirer d’abord, poser des questions ensuite » qui caractérise le personnage de Tequila.



:: Chow Yun-fat (Tequila) [Golden Princess Film Production / Milestone Pictures]


:: Tony Leung Chiu-wai (Alan) [Golden Princess Film Production / Milestone Pictures]


Une série de plans nocturnes de néons hongkongais entrecoupés de unes journalistiques à propos du trafic d’armes rampant qui sclérose la ville viennent ensuite évoquer le contexte général, préparant la table pour l’opération policière que mènent Benny et Tequila dans un salon de thé à l’aube. Décrivant le lieu dans un mélange de plans subjectifs, de travellings déboussolants et de gros plans pittoresques, le film mise sur un sens du rythme haletant, garant d’un suspense électrisant. Il crée en même temps un espace discontinu, un vaste terrain de jeu où l’action prime, où la désorientation participe du sentiment d’anticipation, où la permutation des angles crée une continuité confondante asservie au cinétisme cinématographique, où la chute des corps innocents, particulièrement celui de Benny, servent à attiser la colère de Tequila, qui se déploie à la fin dans un climax sanguinolent. Au même titre qu’Eisenstein préférait livrer « l’impression » d’un meurtre plutôt que de simplement le montrer, Woo élabore ici une « impression » de fusillade, allant même jusqu’à abandonner la fonction elliptique traditionnelle du montage pour mieux ralentir le temps, et laisser la chance à son protagoniste de vider ses deux chargeurs en glissant sur une rampe d’escalier, privilégiant ainsi ouvertement le spectacle à toute notion de réalisme.

L’introduction d’Alan se fait aussi de manière visuelle. Filant à travers la ville dans sa bagnole sport, les lunettes fumées vissées sur le nez, il est la définition même du cool. Lorsqu’il pénètre dans une bibliothèque municipale, la caméra focalise sur sa main, qui pousse le tourniquet à l’aide d’un mouchoir. On comprend tout de suite qu’il s’agit d’un tueur à gage. Cette petite précaution en est la preuve, de même que sa démarche assurée lorsqu’il arpente les rangées, le doigt effleurant le dos des tomes à la recherche du recueil de Shakespeare où se cache son pistolet. Même chose pour la violence subtile dont il fait preuve en déposant le livre sur la table où sied sa cible, et le calme olympien qu’il affuble en tournant les pages devant sa victime, qu’il abat ensuite froidement avant de s’éclipser comme une ombre. Alan est un homme méticuleux, mais c’est aussi un homme solitaire, qui le soir fait des cigognes en origami sur son bateau en hommage à tous les hommes qu’il a tués.

Question d’établir un parallèle entre les deux héros, la scène suivante suit les efforts de Tequila alors qu’il recueille des indices en lien avec le meurtre perpétré par Alan, retraçant ses gestes à la table, puis le long des rangées. Grâce au montage, ils se superposent alors à l’écran, se dédoublant selon la logique dualiste du réalisateur, qui en fait des frères aliénés dans la lutte contre Johnny. Ce jeu de miroir se poursuivra d’ailleurs tout au long du film, les deux hommes courtisant sans le savoir la même femme (Teresa Mo), et se retrouvant même à la pointe du pistolet l’un de l’autre à la fin de la séquence du hangar, pourvoyant un climax fantastique à cette autre scène d’action sulfureuse. Or, si la complicité des deux hommes se développe en cours de récit, c’est aussi pour qu’Alan viennent remplacer Benny dans l’imaginaire de Tequila, qui se rappelle soudainement la mort de son ex-collègue en regardant le personnage de Tony Leung subir une blessure lors du siège de l’hôpital. La mise en scène cesse alors de les opposer pour mieux les réunir, dans des chorégraphies martiales scrupuleusement orchestrées, qui culminent par des travellings d’action où ils partagent le cadre comme un espace homogène, idéal pour le déploiement tactique. Ainsi, le débroussaillage de la relation entre les deux protagonistes s’accompagne d’un débroussaillage de l’espace, qui apparaît désormais comme une entité continue, prouvant de nouveau le rapport symbiotique entre la technique et la narration, qui dans l’exaltation d’un idéal de coopération interpersonnel permet à tous d’y voir plus clair, de mieux anticiper l’adversité et de maximiser le pouvoir d’agir des justiciers esseulés dans un monde redevenu limpide.

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Critique publiée le 12 septembre 2025.