Avant d’atteindre la perfection formelle au tournant des années 1990 avec ses deux classiques, The Killer (1989) et Hard Boiled (1992), John Woo nous avait quand même déjà offert les deux premiers films de la série A Better Tomorrow. Deux classiques à n’en pas douter, particulièrement l’original, où l’élément humain prime sur la mise en scène d’action, où le montage est au service du mélodrame, où l’on pleure plutôt que d’haleter devant sa ménagerie de personnages fragiles, brisés, mélancoliques, embourbés dans une histoire de lutte fratricide, de rédemption et de sacrifice personnel. « Donne un pistolet à un homme, il se prendra pour Superman, donne-lui-en deux, et il se prendra pour Dieu », dira plus tard le commissaire Pang dans Hard Boiled. De fait, on assiste ici à la chute d’Icare, à la disgrâce olympienne, telle qu’emblématisée par le sort de Mark Lee (Chow Yun-fat), l’assassin déchu qui, lors d’une scène révélatrice, se débarrasse de ses deux pistolets avant de se faire estropier d’une balle dans la jambe, qui transforme ses enjambées confiantes en boitements sanguinolents. Le fier démiurge perd ses ailes, le surhomme se retrouve cloué au sol ; il redevient un homme, imparfait, vulnérable, asservi à sa condition terrestre. Et si Mark affirme plus tard que quelqu’un qui contrôle son destin peut devenir un dieu, il semble s'agir d’un vœu pieux, destiné à se convaincre lui-même du bien-fondé de sa poussée désespérée vers la liberté.
Le film commence avec une légèreté presque cartoonesque, alors que les deux gangsters, protagonistes du récit, Mark et Sung Tse Ho (Ti Lung), mènent une existence sans soucis, cabotinant dans la rue et s’allumant des cigarettes avec des billets de 100$ contrefaits, s’amusant ferme lors de leurs échanges avec des gangsters occidentaux et parrainant avec bienveillance l’un des jeunes membres de leur organisation, Shing Dan (Waise Lee). L’interprétation frise la bonhommie du slapstick ; même la relation entre Ho et son jeune frère Kit (Leslie Cheung) est marquée par cette insouciance bon enfant, les deux hommes se chamaillant comme des chiots sur une chanson thème mélancolique, le second ignorant tout du clivage secret qui le sépare de son aîné. Récent gradué de l’académie de police, Kit ne sait rien des activités illicites de Ho, qui, pour respecter les vœux de son père malade, décide d’accrocher ses patins après « un dernier coup » à Taïwan, puis de réintégrer la société respectable. Tout foutra alors le camp, bien sûr, Ho se retrouvant en prison après un guet-apens, son père se faisant assassiner par les membres de son gang, révélant à un Kit intransigeant la nature de son travail, et Mark devenant infirme après une fusillade dans un restaurant.
Trois ans plus tard, à la sortie de prison de Ho, tout a changé. Mark est devenu un pathétique laquais, qui nettoie la bagnole du nouveau boss, Shing, pour quelques billets lancés sur le trottoir, tandis qu’Ho est forcé de devenir chauffeur de taxi, faute d’autres opportunités d’emploi hors du monde interlope. Pire encore, la relation entre lui et Kit s’est envenimée au point d’en faire deux ennemis irréconciliables, ce dernier ne manquant pas d’aller rosser son grand frère sous la pluie en guise de bienvenue. Le film atteint alors son apogée dramatique dans le spectacle de toutes ces figures désespérées, aigries, esseulées par les circonstances, puisant allègrement dans l’affect que génère sa larmoyante bande sonore — dont les quelques morceaux se déclinent ad infinitum dans une variété de nuances mélancoliques — pour mieux nous happer. Il suffit alors d’anticiper le sort de nos protagonistes, de déterminer s’il est possible de raffistoler les liens brisés par le temps, mais surtout de refaire sa vie sous le signe de la bienveillance. Attaché à une vision nostalgique du monde, où la droiture, la loyauté et le sens du devoir appartiennent à un passé révolu — dans ce cas-ci la belle époque de Mark et de Ho —, John Woo défend un dualisme manichéen qui n’en est pas pour autant déterministe, s’inspirant de l’idéal chrétien de rédemption pour mieux lancer son personnage sur la voie du renouveau, pour peu qu’il parvienne à éviter les écueils de l’habitude et à refuser les offres d’emploi de Shing.
[Cinema City Enterprises / Film Workshop]
« Une fois voleur, il est dur de s’en sortir », déclare John Woo dans le rôle de l’inspecteur Wu, servant une mise en garde sinistre au personnage de Ho qu’il finira par court-circuiter en tant qu’auteur ; « quand il s’agit du monde interlope, il est plus facile d’y entrer que d’en sortir », renchérit Ken (Kenneth Tsang), le nouvel employeur de Ho, qui démontre paradoxalement comment il est possible d’y arriver en fédérant autour de lui des ex-détenus avides de se faire une nouvelle vie. La rédemption provient d’un désir personnel de salut, mais elle passe aussi par le lien interpersonnel : celui qui unit Ken à ses employés, celui qui relie Mark et Ho à sa sortie de prison, la poignée de main entre les deux hommes permettant de relever Mark du sol, mais surtout celui qu’Ho tente de renouer auprès de Kit avec l’aide de sa copine Jackie (Emily Chu).
Moins virtuose que dans les films suivants du réalisateur, incluant le tristement méprisé Mission: Impossible 2 (2000), le montage de Better Tomorrow n’en est pas moins un mécanisme dramatique essentiel, ne serait-ce que dans la notion de parallélisme, qui permet au film de lier les événements, mais surtout de lier les personnages. Ainsi, le suspense généré par l’attaque taïwanaise contre Ho est grandement amplifié par l’attaque simultanée dirigée contre son père à Hong Kong, dont la concordance démontre l’action concertée des forces antagonistes, la puissance inéluctable de l’étau qui se resserre autour du protagoniste. L’idée du double, maintes fois réitérée dans l’œuvre de Woo, ne serait-ce que dans les vis-à-vis entre Tequila et Alan dans Hard Boiled ou entre Castor et Sean dans Face/Off (1997), s’inscrit dans la relation entre les deux frères grâce au montage parallèle qui précède la sortie de prison de Ho. Comparant la logique disciplinaire de l’école de police que fréquente Kit à celle qui régit le monde carcéral, ce montage va jusqu’à assimiler les cibles de tir de l’académie à Ho lui-même, de sorte que son frère finit par l’abattre symboliquement dans l’exercice de ses fonctions. Tout est déjà dit : le parcours parallèle des deux hommes en a fait des ennemis mortels, sectionnant leurs liens familiaux au profit d’une logique manichéenne ancrée dans un idéal de justice qui sépare distinctement les gendarmes des voleurs. C’est la culmination tragique du jeu infantile auquel se livraient plus tôt les deux hommes. Pour Ho, le montage du film, c’est aussi l’occasion d’un renvoi à ce qui importe le plus dans sa vie, lors d’un flashback sur les membres de sa famille, qui le motive à l’action dans la dernière partie du film, de sorte que la technique éditoriale en vient ici à représenter tout l’idéal du film, soit ce désir de liaison désespéré qui seul peut garantir de meilleurs lendemains.
Combinant des éléments de Story of a Discharged Prisoner (1967) et de The Brothers (1979), lui-même un remake de Deewaar (1975), A Better Tomorrow n’est pas tant original qu’il constitue une référence du genre, une production exemplaire du style « heroic bloodshed » qui caractérise une partie de la production hongkongaise de l’époque. Un film où l’humanité se mesure aux valeurs de sacrifice, de loyauté et d’abnégation au même titre que d’effusion de sang et de sueur. À preuve, l’impressionnante quantité d’hémoglobine qui coule du personnage de Mark, permettant à la fois au réalisateur de rappeler son humanité par le spectacle de sa mortalité et de mesurer son héroïsme par la générosité de ses saignements.
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