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City on Fire (1987)
Ringo Lam

Sans issue

Par Sylvain Lavallée

Quand on est un cinéphile occidental grandissant dans les années 1990, l’une des premières productions de Hong Kong dont on entend parler est City on Fire, avec les John Woo de la même époque. Cette notoriété vient de Quentin Tarantino, qui s’est inspiré du film de Ringo Lam pour son Reservoir Dogs (1992) : nous pourrions dire que ce dernier commence là où City on Fire se termine (des criminels se réfugient dans un lieu clos après un vol, l’un d’eux étant un flic infiltré), mais la comparaison ne mène pas bien loin, sinon pour souligner quelques similitudes narratives. Tout ce bagage est assez encombrant, mais puisqu’il s’agit de l’anecdote la plus connue au sujet de ce film, il fallait bien la mentionner. Maintenant que c’est fait, disons que la meilleure manière de parler de City on Fire est encore de le replacer dans son propre contexte plutôt que de le voir à partir de son impact sur le cinéma occidental.

Sorti peu de temps après le A Better Tomorrow (1986) de John Woo, qui lance la vague du heroic bloodshed et propulse Chow Yun-fat au sommet du star system local, City on Fire poursuit dans une veine semblable, avec son récit d’un policier sous couverture, Ko Chow (Chow Yun-fat), qui enquête sur un gang de voleurs de bijoux. À ce point de sa carrière, Lam avait travaillé essentiellement sur des comédies, des films de commande. C’est grâce au succès de son Aces Go Places IV [1986] (une parodie de James Bond) qu’il se voit offrir une carte blanche. City on Fire a donc eu l’effet d’une révélation, signalant l’apparition d’un nouvel auteur qui trouve sa place en contribuant à solidifier une tendance naissante, et qui, en même temps, vient confirmer le statut de star de son interprète. Et même si la comparaison avec Woo s’impose, Lam est loin d’être un simple émule : sa mise en scène de la violence est plus brutale que poétique, il est moins porté vers les excès mélodramatiques (sans s’en défaire totalement ; on est à Hong Kong après tout), et son œuvre est généralement plus sombre et fataliste.

Cela est évident dès la première scène : un homme qui se révélera être un policier infiltré se fait frapper au couteau dans un marché public, puis il court, couvert de sang, parmi la foule, jusqu’à s’effondrer de façon grotesque en pleine rue. La séquence agit telle une prémonition d’un destin possible pour Ko, car, un peu comme dans A Better Tomorrow, où le personnage de Ti Lung essaie d’échapper à sa vie de crime, le protagoniste ici veut quitter son emploi dangereux, mais se voit constamment obligé de continuer un peu plus loin pour terminer sa dernière enquête. Avec, d’un côté, des policiers qui ignorent son identité et qui tentent de l’arrêter, de l’autre des criminels qui peuvent deviner son double jeu à tout instant, et enfin sa femme (Carrie Ng) qui menace de partir avec un autre homme, Ko essaie de survivre dans un monde dressé contre lui. Le film fonctionne ainsi comme un étau qui se resserre progressivement, jusqu’à une finale où la tension accumulée éclate dans une séquence stupéfiante.

Ce sont certainement ces dix dernières minutes mémorables qui justifient la réputation de City on Fire, mais le chemin pour y arriver est plus inégal. Le drame conjugal, entre autres, n’a rien pour attirer notre sympathie envers Ko, qui apparait surtout égoïste (sa femme demeure trop peu développée pour que sa présence ait un réel poids), et l’amitié qu’il finit par développer avec Tiger (Danny Lee, que Chow retrouvera dans The Killer [1989]), le chef des voleurs, arrive trop tardivement pour qu’elle ait le temps de prendre de l’ampleur. Mais au fond peu importe, car, comme c’est souvent le cas à Hong Kong, la mise en scène est pensée pour tirer le maximum d’impact émotionnel de chaque séquence, et cette pure efficacité vient combler une construction dramatique que l’on pourrait dire bancale, selon des conventions dramatiques plus familières. Arrivé au climax, quand la police est aux trousses des criminels, que ceux-ci soupçonnent la présence d’une taupe et que Tiger défend Ko même si tout pointe à raison vers lui, le suspense et le sentiment d’impasse sont étouffants, alors que la mise en scène de Lam et l’interprétation de Chow atteignent des sommets d’expressivité.




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Ko Chow (Chow Yun-fat) [Cinema City / Nova Media]


City on Fire 
se présente ainsi dans la foulée de la nouvelle vague hongkongaise, qui commence à la fin des années 1970 sous l’impulsion de cinéastes comme Ann Hui, Patrick Tam et Tsui Hark. Certaines de leurs œuvres marquantes se tournent vers des récits urbains et contemporains (à une époque où l’industrie était dominée par les tournages en studio de la Shaw), fortement imprégnés du film noir et de son pessimisme. En fait, tout le heroic bloodshed naît peu à peu de là, profitant de ce vent de changement, mélangeant des influences occidentales (le film de gangsters) et asiatiques (les codes d’honneur et de loyauté qui font de ces personnages des « héros » sont largement empruntés au wu xia pian), mais poussées à des extrêmes de violence comme de mélodrame, dans des œuvres qui n’ont que faire de la vraisemblance tant elles sont dévouées au plaisir premier du spectacle. Et si City on Fire est devenu emblématique du mouvement, c’est moins parce qu’il en est le meilleur exemple que parce qu’il condense parfaitement où en était l’industrie locale à ce moment : les images de la ville la nuit, accompagnées par le son d’un saxophone mélancolique ; le récit d’un policier trahi par ses pairs, mais qui se noue d’amitié avec des criminels ; la mise en scène alternant entre le réalisme d’une caméra à l’épaule qui arpente les rues et un esthétisme certain dans des éclairages colorés, expressifs ; l’atmosphère cynique, fataliste ; l’interprétation intense de tout le monde, mais surtout de Chow Yun-fat, qui n’a pas ici l’occasion d’être cool, dans son mélange habituel d’insouciance et de dureté, tant il est constamment sous pression, sauf dans un bref moment de liberté, où il nous gratifie de son sourire et de son déhanchement, sublimés par un ralenti…

À bien des égards, Lam fera mieux par la suite : les Prison on Fire (1987) et School on Fire (1988) qui suivent rapidement sont plus aboutis, plus acerbes dans leur portrait d’une société carcérale ; Full Contact (1992) est plus jouissif, dans ses excès caricaturaux et son style échevelé ; et Full Alert (1997), plus désespéré, comme point d’orgue au heroic bloodshed. Mais City on Fire conserve sa place de choix, comme l’une des pierres d’assise d’un mouvement qui exercera une forte influence sur le cinéma mondial (bien au-delà de Tarantino), mais aussi, plus simplement, parce qu’il s’agit d’un thriller redoutable, qui n’a rien perdu de sa force de frappe.

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Critique publiée le 7 septembre 2025.