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Jurassic World Rebirth (2025)
Gareth Edwards

L’impossible enchantement

Par Alexandre Fontaine Rousseau

J’avais huit ans en 1993, lorsque le premier Jurassic Park a pris l’affiche. Comme à peu près tous les enfants de mon âge, j’étais obsédé par les dinosaures. C’est à croire que Steven Spielberg avait lu dans l’âme d’une génération entière, offrant à celle-ci l’ultime blockbuster taillé sur mesure pour matérialiser ses rêves les plus fous. Aujourd’hui encore, je connais le film par cœur — comme s’il s’agissait d’une montagne russe dont le moindre virage m’était familier au millimètre près. Autrement dit, je suis incapable « d’objectivité » à son égard. Son souvenir habite mon subconscient cinéphile, sans que je puisse réellement me dissocier de cet éblouissement initial. Ses effets spéciaux, révolutionnaires pour l’époque, sont très certainement datés ; mais je ne serai jamais tout à fait en mesure de me l’admettre. Jurassic Park demeure, par ailleurs, un excellent Spielberg : une méditation un brin mélancolique sur son propre rôle en tant qu’amuseur de foules, doublé d’un tour de manège particulièrement virtuose. Réflexion sur la « magie » du cinéma, Jurassic Park offre aussi la démonstration appliquée de son plein potentiel dans le contexte d’un divertissement de masse. Tout ça parce que son auteur savait pertinemment bien que ses images auraient un impact profond sur notre imaginaire, qu’elles détenaient en elles-mêmes le pouvoir de dépasser l’entendement. Au cœur même du film, il y avait cette idée de croire en l’impossible, de célébrer l’enchantement engendré par sa concrétisation.

Mais la franchise Jurassic Park possède depuis longtemps des airs de cause perdue hollywoodienne. Même The Lost World, le second film de la série, avait échoué à soulever les passions à sa sortie en 1997. Spielberg lui-même ne semblait pas tout à fait y croire, livrant la proverbiale marchandise avec un professionnalisme détaché relevant du pilote automatique maîtrisé plus que du savoir-faire à proprement parler. Le choix de Joe Johnston, pour réaliser Jurassic Park III (2001), confirmait déjà l’espèce d’indifférence industrielle dont la série faisait désormais l’objet. Quoi de mieux qu’un cinéaste compétent, mais dépourvu de toute inspiration, pour s’acquitter d’une commande sans grande ambition ? Même la soi-disant relance amorcée avec Jurassic World (2015) reposait essentiellement sur une nostalgie forcée, soulignée à grand renfort de références au classique de Spielberg ; l’idée d’un nouveau parc d’attractions fonctionnait comme une mise en abîme du mercantilisme assumé de l’entreprise, qui promettait d’offrir à son public exactement ce qu’il voulait. Ni plus ni moins — mais surtout pas plus. Le succès commercial du film de Colin Trevorrow a bien entendu justifié la mise en chantier de deux suites platement exécutées, traçant bien vaguement les contours d’un univers où les dinosaures feraient désormais partie du quotidien de l’humanité. Tout cela renvoyait, au fond, à un bien triste constat : plus personne, de nos jours, ne s’étonne de voir des dinosaures à l’écran. À quoi bon faire semblant ?

C’est là l’enjeu sous-jacent de ce Jurassic World : Rebirth, mais aussi du blockbuster contemporain dans son ensemble : raviver d’une manière ou d’une autre la flamme, renouveler le sentiment d’émerveillement ressenti devant l’exceptionnel. L’une des meilleures scènes du film de Gareth Edwards renvoie explicitement à cette idée d’une banalité s’étant installée, d’une lassitude du public face à ces créatures géantes : un dinosaure, déambulant au bout de ses forces au beau milieu d’une ville, n’est désormais plus qu’un obstacle ralentissant la circulation routière aux yeux des citadins blasés assistant à ce spectacle. C’est à ce cynisme ambiant que Rebirth tente tant bien que mal de répondre, ressuscitant du mieux qu’il le peut un cinéma d’aventure traditionnel en s’inscrivant très ouvertement dans la lignée des classiques de Spielberg. Outre le premier Jurassic Park, Edwards convoque ici le souvenir de Jaws (1975) et des Indiana Jones dans l’espoir de renouer avec une sorte de pureté du genre, une idée fossilisée dans l’ambre de ce qu’il représente. La prémisse même de son film nous renvoie au concept d’une zone de la planète qui serait « inexplorée », le fantasme ultime qu’il nous propose étant celui d’un monde perdu échappant au régime de surveillance contemporain et aux possibilités infinies de la cartographie satellite. Peut-être existe-t-il, sur une île isolée et oubliée, un endroit où l’enchantement opère encore ; où la vue d’un dinosaure suffit toujours à nous couper le souffle.



[Amblin Entertainment / The Kennedy/Marshall Company]
 

Jurassic World: Rebirth est d’autant plus frustrant que Gareth Edwards y arrive presque. Il y a quelques moments, quelques scènes où on se dit qu’il va peut-être relever son pari. D’abord parce qu’il y a bien, dans cet enchaînement d’images, de la mise en scène à proprement parler — une qualité à laquelle ne pourra jamais prétendre un long métrage réalisé par Colin Trevorrow. Cette mise en scène se prête, de surcroît, parfaitement à l’exercice. Que ce soit dans Godzilla (2014), Rogue One (2016) ou The Creator (2023), le cinéma d’Edwards s’est toujours construit autour de la notion d’échelle ; la structure visuelle de ses films repose sur la mise en relation d’éléments aux tailles diverses, qui établissent leur sens à travers leur interdépendance et leur articulation. Aussi bien dire qu’il était tout désigné pour cadrer des dinosaures, de par sa propension à établir des proportions tangibles sans lesquelles ces créatures ne paraissent plus vraiment titanesques. Il y a une réelle intelligence à l’œuvre, dans la manière dont sont conçues ses scènes d’action ; mais c’est une approche esthétique forte qui se bute, de façon assez systématique dans son cinéma, à une absence de résonance émotionnelle. Edwards en semble d’ailleurs conscient. Son film tente constamment de rectifier le tir, insistant sur le fait que ses personnages sont bel et bien des personnages ; mais les liens les unissant ne se matérialisent jamais totalement, les émotions ne s’incarnent jamais pleinement.

En théorie, tout cela fonctionne : le dilemme moral de la mercenaire (Scarlett Johansson) déchirée entre le bien commun et les intérêts de son employeur (Rupert Friend), le père (Manuel Garcia-Rulfo) voulant à tout prix à protéger sa famille, le capitaine (Mahershala Ali) attaché à tous les membres de son équipage, le paléontologue (Jonathan Bailey) cherchant à saboter la mission de l’intérieur au nom de son idéalisme… Il existe une version de Jurassic World Rebirth dans laquelle les enjeux les plus pertinents de la franchise trouvent un espace propice où se déployer : le spectre de l’extinction, la tension grandissante entre l’humanité et son environnement, la mainmise des multinationales sur le patrimoine scientifique au mépris de la vie humaine. Car elles sont toutes présentes, à l’état embryonnaire, dans ce film qui ne se donne jamais vraiment le temps d’aller au bout d’une idée, qui réduit les individus à des archétypes tout en faisant parfois miroiter la possibilité qu’ils soient plus que cela. Rebirth est décevant, justement, parce qu’il n’est pas totalement incompétent. Qu’il n’est pas complètement pourri par cette espèce de cynisme gangrénant la franchise de l’intérieur depuis trop longtemps. Il est d’autant plus raté qu’il ne l’est pas tout à fait, qu’il nous rappelle parfois ce que pourrait être un bon Jurassic Park. Comme nous, Gareth Edwards voudrait croire. Mais il se bute, comme tous les autres cinéastes l’ayant précédé, à la malédiction dont semble frappée une série qui en est à son septième volet — mais qui ne nous a donné, jusqu’à maintenant, qu’un seul film réellement réussi. Peut-être, d’ailleurs, faudra-t-il un jour se rendre à l’évidence au lieu de s’acharner.

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Critique publiée le 4 juillet 2025.