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Place Beyond the Pines, The (2012)
Derek Cianfrance

Chevauchées fantastiques

Par Mathieu Li-Goyette
The Place Beyond the Pinces est un western, un film policier, un drame familial, une fresque américaine sur la politique et la société qu'elle régit; c'est aussi une trilogie condensée en un seul film, une œuvre ambitieuse comme il ne s'en fait que trop rarement en plus d'être une parabole sur la sempiternelle lutte des classes. On y voit Ryan Gosling dans le double humanisé de son personnage de chauffeur de Drive, puis on y voit Bradley Cooper rejouer le rôle qu'il a toujours eu, tellement qu'on en vient à penser que Cianfrance n'aurait pu assurer sans eux la cohésion de sa tragédie en trois parties où ces comédiens sont pris à remettre en question leur propre mythe. Après être parvenu à déconstruire le couple dans Blue Valentine, l'auteur s'attaque à la filiation et à la masculinité dans une Amérique en manque de modèles.

Handsome Luke qu'il s'appelle, un cascadeur qui n'a rien à perdre, un homme blond bâti comme pas deux. Gosling lui prête sa gueule statuesque, ses abdominaux et sa dégaine surhumaine, sa démarche calquée sur celle de Brando dans The Wild One. Voilà un gars qui n'a pas peur de la vitesse et qui roule sans casque sur sa moto qui, elle aussi, en a déjà vu d'autres. Tel un chevalier errant, un cow-boy fier de sa monture, il vend ses services à celui qui pourra récompenser ses « talents si singuliers ».

Bien que ses épaules se balancent mathématiquement avec l'assurance du pugiliste invaincu s'avançant vers l'arène, juste une scène suffit à remettre en cause sa carrure spartiate, pleine de tatous, une seule scène où Eva Mendes vient lui demander s'il se rappelle d'elle. L'allure s'écaille et Gosling le charmeur est désarçonné. Parmi toutes les bonnes idées du film figure au premier plan celle de ne jamais avoir fait un pas en arrière, d'être allé si loin sans faire la moindre concession. À partir de cette première scène et de son plan-séquence qui marquera les mémoires, Cianfrance creuse et s'enfouit lentement dans une épopée intimiste, aussi imprévisible qu'elle est chargée d'un symbolisme fort émouvant. À mi-chemin entre le personnage placide qu'il incarnait chez Refn et le Luke de Cool Hand Luke, cet homme qui apprendra bientôt qu'il est père se voit pris à choisir entre la vie de lonesome biker et le quotidien familial qu'il pourrait avoir en restant à Schenectady, petite ville de l'état de New York dont le nom mohawk signifie « au-delà de la plaine des pins ». Or, il est temps pour Luke de s'apaiser, d'être le pénitent d'une existence qui ne l'engageait à rien et d'abandonner sa troupe de cirque pour s'installer.

À l'opposé, Bradley Cooper joue le jeune flic vertueux, issu d'un milieu aisé (son père est juge à la cour suprême), bardé de diplômes et prêt à tout pour faire respecter l'ordre – même à vendre les lieutenants du poste de Schenectady, tous des corrompus, des véreux sortis d'un film de gangsters; ce n'est pas pour rien que Ray Liotta est à leur tête. Entre le motocycliste et le policier, deux mondes s'alignent. Celui d'un homme au foulard hors-la-loi qui en viendra à braquer des banques pour racheter sa famille, puis celui d'un homme qui traquera le voleur pour prouver à son propre père qu'il ne s'est pas trompé de voie. La force iconographique de Drive – celle du chasseur de prime, du gangster ambigu, de l'adjuvant mécanicien capable de réparer un moteur autant que l'esprit – se répète dans une œuvre qui tire enfin profit de cet univers de brutes en manque d'amour. Les qualités du film de Refn se retrouvent exploitées à leur plein potentiel – le m'as-tu-vuisme d'esthète en moins – dans un objet néo-classique absolument fascinant. Embrassant l'ensemble des genres du cinéma hollywoodien classique, Cianfrance, ancien élève de Stan Brakhage et de Phil Solomon, invoque des images sidérantes de mouvements et de couleurs révélant un bonheur de la mise en scène qui ne cède jamais au simple plaisir technicien.

L'homme-musical de Drive, celui qui marche au rythme du beat, fait place à l'homme américain par excellence, cherchant dans sa liberté un salut qui ne viendra jamais. L'histoire du policier, elle, revient sur les mensonges « nécessaires ». « But that's the job », avouera Cooper fièrement, marquant du même coup le passage de sa vaillance citoyenne à sa couardise politicienne. Alors que The Place Beyond the Pines aurait pu s'intituler The Man Who Shot Handsome Luke, en référence au Liberty Valance de John Ford, le film de Cianfrance met en scène deux destins cycliques. Le premier, celui du truand, engendre la violence chez un gamin (Dane DeHaan, qui mérite plus d'attention qu'il n'en a) grandissant dans l'ombre de son père, à la recherche de réponses pour son existence sans moyens, sans avenir. Le deuxième, celui du policier devenu politicien, déteindra sur le fils de Cooper, un énergumène bourgeois se plaisant à jouer les durs et à s'acoquiner des plus belles filles du high school. Une violence se dirige désespérément vers le bas tandis que l'autre se dirige fièrement vers le haut, les deux s'alimentant, s'engendrant dans l'ombre des patriarches du film et d'une Amérique tout entière assise à regarder ces circularités se fuir et se poursuivre, ces cercles viciés pour ne pas dire vicieux, se superposer lentement. La répétition du cycle catalyse des différences toujours plus marquées, plus violentes et haineuses dans une vendetta qui n'a rien à envier à celle, emblématique de l'histoire américaine, des Hatfield et des McCoy.

Les plans se répètent, les braquages à moto du père se dédoublent dans les petits délits de son fils à vélo. Les plans de grue silencieux parcourant les routes bordées de pins reviennent dans des rimes visuelles époustouflantes. Le travelling marquant la claustrophobie du pénitencier du père nous hante à nouveau dans la prison de son enfant, cette école garnie de casiers gris acier qui l'entourent et l'enferment dans un monde dont il est lui aussi le paria. Les conditions humaines deviennent des contextes sociétaux, divisant le film et les États-Unis en deux versants ingrats d'une même médaille qui traîne dans la boue. L'incommunicabilité et l'incompréhension règnent et elles nous prennent à la gorge en ne nous faisant jamais oublier que cet opéra de mouvements poétiques est d'abord et avant tout inspiré d'une certaine réalité socio-économique. N'en déplaise donc à ceux qui critiquent déjà son scénario fait d'« heureux hasards », qui remettent en question la portée de cette finale (tellement belle pourtant, à rappeler si impunément la beauté première du cinéma étasunien), c'est qu'il n'y a rien d'à proprement dit réaliste dans la tragédie et qu'il n'y a rien à résoudre dans sa résolution, sinon le rappel incessant de notre propre condition. Se plaindre de ce hasard, c'est aussi s'indigner qu'un jour, Œdipe tomba sur son père et sa mère...

L'abstraction du mouvement, comme l'aurait voulu Brakhage de la part d'un de ses disciples, sert ici à étudier la mémoire de l’œil comme elle permet de saisir l'invisible qui se cache sous le visible, ces cavaliers à l'air fugace roulant derrière les pins. Sous de grands élans structurés s'entrechoquent éternellement ces galopades de motos, d'autos et de vélos. Ces montures tourbillonnent sans cesse, ne nous laissant au final, face au vertige de ce derby esthético-politique, que la certitude qu'il y a dans ce cœur aperçu dans l'ombre de la forêt, quelque chose de foncièrement nouveau et d'incroyablement douloureux. Quelque chose comme un grand film américain.
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Critique publiée le 14 avril 2013.