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Yeux ne font pas le regard, Les (2024)
Simon Plouffe

Perdre la vue pour apprendre à voir

Par Olivier Thibodeau

J’ai découvert le cinéma de Simon Plouffe avec son film précédent, un court métrage intitulé Forêts (2022), que j’avais vu un peu malgré moi, avant la projection de presse de 7 paysages (2022) aux RIDM. Ce fut une belle surprise, presque une révélation, une œuvre singulière et astucieuse où les images envoutantes de végétation submergée révélaient la nature colonialiste du développement hydroélectrique québécois, mais aussi le pouvoir crucial de la transmission orale comme historiographie parallèle d’une nation définie plutôt par l’oubli que par le souvenir de sa devise. Malheureusement, il s’agissait pour moi de la seule clé de lecture lors du visionnage de son plus récent documentaire, Les yeux ne font pas le regard, que j’aurais pu facilement méprendre pour un simple prolongement des expérimentations visuelles et des thèmes anthropologiques abordés dans Forêts. Or, c’était sans compter sur les deux longs métrages précédents du réalisateur, L’or des autres (2011) et Ceux qui viendront, l’entendront (2018), qui forment la charpente d’une filmographie précieuse et unique qu’il incombe de défendre, et dont Les yeux ne font pas le regard constitue le faîte, le summum du raffinement d’une mise en scène étoffée sur 15 ans qui porte en elle autant de traits distinctifs que de questions pressantes sur l’état actuel du monde… et de la mémoire historique.

S'intéressant ici à cinq personnes non-voyantes, privées de la vue des suites d’un conflit armé (incluant un vieux Japonais, survivant de la Seconde guerre mondiale, une Allemande blessée lors d’une déflagration près d’un ex-bunker nazi, un homme ayant marché sur une mine lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine et un soldat ukrainien éborgné par des éclats de balle), Plouffe nous rappelle non seulement l’importance de discuter des « misères de la guerre », mais plonge à la suite de ses sujets dans un univers où la cécité est l’occasion de développer une vision nouvelle sur le monde. Filmant ceux-ci dans leur quotidien, il déploie une mise en scène impressionniste au riche paysage sonore (mixé en Dolby Atmos) visant à créer une vision décalée du réel qui rappelle les stigmates du trauma, et à proposer une alternative à la perspective consensuelle d’une réalité intelligible en surface[1]. Multipliant les images floutées, laiteuses, les figures fantomatiques et les jeux de miroir, le lexique visuel du film s’inscrit ainsi dans une exploration sensible de l’altérité, comprise comme une individualité à la fois handicapée et éclairée par l’expérience de la perte.

Depuis le début de sa carrière, Plouffe s’intéresse aux petites gens, aux populations et aux individus vulnérables, pris dans les engrenages d’un système colonialiste et néocolonialiste qui les dépasse largement ; il s’intéresse aux histoires qui se trament dans l’ombre de l’Histoire, entendue comme le récit des grands vainqueurs industriels, religieux et nationaux. Ce n’est pas dire que son cinéma est misérabiliste, bien au contraire ! Il s’en dégage une ode inspirante à la résilience des êtres, des traditions préindustrielles, des langues autochtones ; il dégage un humanisme vibrant, qui s’inscrit dans le savoir-faire, l’intelligence, le courage, mais surtout dans le droit de ses sujets à se raconter eux-mêmes, et à partager leur perspective unique sur un environnement dont ils sont le produit. C’était le cas des habitant·e·s de Malartic dans L’or des autres, menacé·e·s d’expropriation par la monstrueuse entreprise minière Osisko ; c’était le cas des locuteur·ice·s autochtones dans Ceux qui viendront, l’entendront, menacé·e·s d’acculturation des suites du système des pensionnats catholiques. Et c’est le cas aujourd’hui de ces protagonistes aveugles, dans un processus de subjectivation symbolique qui participe d’un humanisme d’autant plus aiguisé qu’il nous propose non pas la simple observation directe des intervenant·e·s, mais une série de jeux visuels inspirés par leur expérience, qui sied parfaitement au caractère sensoriel de la mise en scène du réalisateur. Si l’expérience de Ceux qui viendront, l’entendront était éminemment sensuelle, c’est d’autant plus vrai pour Les yeux ne font pas le regard, qui, en plus de proposer une texture sonore foisonnante, multiplie les vignettes dédiées au rendu impressionniste de la perspective individuelle de ses sujets, étoffé encore davantage par l’ajout de documents audiovisuels tournés par ceux-ci. Qu’il s’agisse des images de nature floutées (celles que capturent Anja avec sa caméra Mini-DV) ou de la neige cathodique (correspondant à l’expérience décrite par Trystan), des séquences de flicker à bord du train ou du travelling langoureux le long des planchers texturés de la station de métro (que décrit Yukizo), l’arsenal visuel du réalisateur vise candidement à nous faire partager le lot de ses intervenant·e·s, usant de l’image comme complément narratif de leurs récits oraux.



[Les Films du 3 Mars]

La coprésence du passé et du présent constitue l’une des autres caractéristiques saillantes du cinéma de l’auteur, et à ce titre également, son dernier film s’inscrit parfaitement dans sa démarche. Si le souvenir de Thetford Mines et d’Asbestos planait sur le Malartic de L’or des autres et les stigmates du colonialisme sur les territoires autochtones de Ceux qui viendront, l’entendront et Forêts, le passé s’insinue ici directement dans l’existence des sujets, dans un processus psychanalytique visant à livrer un portrait eisensteinien de leurs vies intérieures. Ainsi se multiplient les inserts subreptices de coupures de journaux, d’images de guerre, de présences fantomatiques, lesquels visent à matérialiser à l’écran une psyché hantée par la guerre. La représentation des vestiges martiaux, évidente dans les monuments aux victimes des bombardements de Tokyo ou dans les carcasses carbonisées de tanks russes aperçues partout sur le territoire ukrainien, s’accompagne ainsi d’une composante interne, celle des stigmates inconscients qui découlent des conflits armés, et dont Plouffe tente de faire l’inventaire au même titre que ses manifestations extérieures.

Deux autres de ses lubies se dégagent de ce travail d’auscultation psychanalytique et de subjectivation individuelle, soit l’inscription des sujets dans un territoire donné, mais surtout l’importance du travail de mémoire dans la perspective d’une critique politique du monde. S’inscrivant dans le quotidien des intervenant·e·s, Les yeux ne font pas le regard crée autour d’elleux un monde très circonscrit, un monde d’habitudes personnelles et sociales qui définissent leur existence, au même titre que les maisons de L’or des autres et les paysages de Ceux qui viendront, l’entendront, sites d’une identité spécifique, hantée par les spectres d’une force envahissante qui en pervertit le patrimoine. Qu’à cela ne tienne, et c’est ce qui ressort le plus délicatement de cette œuvre douce-amère, les personnes à l’écran ne portent pas de rancune, pas de désir de vengeance, mais défendent plutôt un travail didactique, un travail de mémoire qu’accomplit le film avec une grande perspicacité. « C’est quelque chose qui m’attriste à propos de mon récit de vie », dit Anja. « On se rend compte que les humains vivent sur cette planète depuis des milliers d’années et n’ont rien appris de nouveau. » « Il faut se rappeler des misères de la guerre », renchérit Yukizo à des milliers de kilomètres de là, victime du même conflit, dont le potentiel funeste reste dormant depuis… Et c’est là que le travail d’excavation mémorielle du réalisateur s’avère si précieux, nous confrontant de nouveau aux cycles et aux impasses d’une histoire dont l’ignorance nous pousse à en reconduire sans cesse les horreurs, à en multiplier les victimes ad vitam aeternam. D’ailleurs, si le film partage si candidement les marques du trauma de ses sujets, c’est aussi pour que le souvenir ne réside plus seulement dans les éclats de métal logés dans leurs côtes et leurs globes oculaires, mais dans sa matière à lui…

 


[1] Je vous inviterai ici à lire la critique perceptive, et plus nuancée, de mon collègue Samy Benammar, qui expose les limites du rapport mimétique à l’expérience des sujets que développe Plouffe de façon parfois ostentatoire  « Je vois les choses d’en haut », dit Anja sur des images numériques captées du haut d’un téléski , lui préférant le processus diégétique de métamorphose de la vision. La présente critique se veut d’ailleurs moins une réponse à celle de Benammar qu’une approche auteuriste complémentaire de l’œuvre.

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Critique publiée le 30 mai 2025.