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Touch of Zen, A (1971)
King Hu

Vers la couleur

Par Mathieu Li-Goyette
A Touch of Zen commence en se libérant du noir et culmine dans la couleur. Une couleur triomphante, qui s’est emparée de l’image jusqu’à la négation de son réalisme (et du réel), lorsque le maître des moines meurt au même moment où il atteint l’état de plénitude du Bouddha. Négation, car la pellicule, montrée sur son négatif, a inversé la polarité des couleurs, nous invitant à voir à travers le réel, touchant un état intérieur de ce réel (d’où ce crâne volant qui marque avec éclat les dernières secondes du film, laissant derrière lui un tissu virevoltant capté au vol, comme si la rationalité, transversée dans cette négation de la réalité matérielle, était enfin libérée de son attache au tangible). À travers, car la fin d’A Touch of Zen nous montre pour la première fois ce que peut être le monde vu dans sa transcendance, comment l’essence de toute chose peut, une fois élevée au-dessus de cette chose, révéler une forme de vérité inintelligible, puisque cette vérité repose sur l’harmonie inhérente au vivant plutôt que sur le discours et le récit. Deux narrations, deux artifices d’appréhension qui, dans la vie comme au cinéma (ou comme à la télévision, comme au théâtre, comme en roman, etc.) ont pour fonction d’organiser, de faire sens de ce monde.  

Or avant cette fin sidérante, foncièrement déstabilisante dans sa manière de renverser le réel, A Touch of Zen commence, on l’a dit, dans la noirceur. Sur l’écran noir apparaît d’abord une toile d’araignée argentée, premier indice cosmique des complexités qui suivront. Cette noirceur, c’est aussi celle du récit (qui a comme scène un petit village anodin) et de la quête (celle d’un jeune artiste — Chun Shih — à comprendre les méandres du pouvoir politique qui viennent s’installer dans la maison abandonnée à côté de chez lui). Le récit et la quête qui l’alimente, à l’image de la toile d’araignée du premier plan, viennent précisément faire ce que le dernier plan rendra caduc après ce long chemin au cours duquel King Hu nous invite à délaisser les structures classiques en préférant de purs états de grâce esthétiques.

Comme c’est le cas pour bien de ses films, A Touch of Zen est un wu xia pian de complot, où l’essentiel des rebondissements dramatiques provient des relations que les protagonistes se révèlent entre eux et des entrées en scène de personnages dont la réputation précède leur apparition à l’écran. C’est un cinéma d’honneur bafoué et de grenouilles gonflées en bœufs, l’humour chinois ayant comme sujet de prédilection des caractères sérieux qui cèdent à la couardise. Sur ces sujets mille fois rejoués, King Hu décide de filmer l’essoufflement du récit classique au même titre qu’il filme l’épuisement de toute vie, héroïque ou non (l’artiste en exemple), à s’enfoncer vers des objectifs linéaires et prédéterminés. Sa « touche de zen », c’est un biais qu’il impose au récit (et à la vie telle qu’on la conçoit avec un début et une fin), une touche qu’il insuffle non pas pour éradiquer toute forme de linéarité (ce serait méconnaître les réalités fondamentales de l’Homme et de l’art de la narration) mais bien pour montrer comment il est possible de partir de ces formes vieilles comme le monde pour arriver à des conclusions inédites, qui ne sont pas celles de la noirceur à la fin de toute chose, mais qui se trouve plutôt dans la palette de couleurs qu’incarne la plénitude.  

Tout la structure établie par les mises en opposition montre King Hu rejouer, à partir des thèmes de son film et de ses héros (divers chevaliers fort bien caractérisés, des gens extraordinaires lancés contre les forces d’un empire despotique), la base de cette déconstruction en règle de toute forme de fiction au cinéma. C’est-à-dire que Hu, fasciné qu’il est par les moines (il leur fera d’ailleurs un film-labyrinthe quelques années plus tard, Raining in the Mountain, une sorte de suite spirituelle à Touch of Zen), en fait un troisième groupe, « neutre », et utilise ces hommes de foi pour dérégler la polarité du récit classique. Les moines entrent en scène en séparant les combattants, en les empêchant de s’entretuer jusqu’au dernier. Pour insister, Hu affuble leur maître d’un tissu rouge découpé par des lignes d’or en forme de briques, donnant l’impression d’un mur qui se dresse entre des oppositions pour les convier au repli, à l’introspection qu’ils échoueraient autrement à mettre en œuvre.

Gentils et méchants sont donc filmés dans leur gentillesse et leur méchanceté, mais ce que la mise en scène ne cesse de sous-entendre, c’est à quel point tout ce que les personnages entreprennent durant les deux premières heures du film (il en dure trois) ne parvient pas à répondre aux désirs qui leur sont propres (pour le personnage principal : faire de l’héroïne du récit — Feng Hsu — sa femme et donner un héritier à sa mère) parce qu’ils se sont embarqués dans une interminable lutte contre leur contraire et qu’il est bien difficile d’équilibrer la droiture et les envies. Ainsi les antagonistes se succèdent, différentes vagues d’ennemis, dont l’allure et les couleurs évoluent vers les tons primaires, dont la force se fait toujours de plus en plus sentir, tellement que l’accroissement de la puissance des deux camps se solde constamment sur des repoussoirs et non sur des victoires. Personne ne gagne jamais dans A Touch of Zen, sauf peut-être le chef des moines, lorsqu’il meurt, qu’il atteint la plénitude et qu’il gagne non pas sur des adversaires, mais sur le sens même de la vie qu’il a su célébrer. Ce que nous dit ce « gaspillage » des forces en présence, c’est que les forces contraires ont tendance à s’annuler, que, généralement, les efforts des uns se perdent dans les efforts de ceux qui les opposent. Alors King Hu, pour montrer comment on peut s’éloigner de ces duels névralgiques, dédie une énergie monumentale à filmer la nature et l’environnement qui entoure ses personnages, cherchant des harmonies naturelles (entre la nature et les tissus, entre la lumière du jour et celle que réfléchit la couleur des habits) pendant que des personnages cherchent toujours des voies de sortie.

Le réalisateur, en génie des volumes, déploie pour son film différents types d’espaces (les pénombres piégées de l’embuscade nocturne, les stries verticales de la forêt de bambous, les aplats désertiques de la scène finale), différentes variations plastiques et chromatiques qui font toute la richesse du film à travers lesquelles la vie se trouve réifiée sous forme de combats et d’un montage qui cerne ces impulsions du vivant et les fait interagir entre elles. En créant des harmonies plastiques pour mettre en scène des dissensions violentes, Hu abandonne l’expressionnisme inhérent à la mise en scène des oppositions bien-mal/lumière-noirceur, une dialectique aussi occidentale qu’elle est cinématographique, et propose de nouveaux accords entre la couleur, l’espace et les sentiments, faisant éclater la dichotomie du cinéma classique en même temps qu’il remplace les oppositions monochromes par des implosions chromatiques.

Pensons à cette fameuse scène dans les boisés de bambous (à laquelle Ang Lee rend hommage dans son Crouching Tiger, Hidden Dragon), lorsque la lumière se divise à travers les longues tiges. La lumière, sauf celle du soleil — la Vie —, n’est pas éblouissante dans A Touch of Zen, elle n’est pas, disons comme dans Rashômon, l’aveuglement de notre regard face à la représentation (qu’il faut comprendre chez Kurosawa comme la marque de la présence de la caméra et donc comme la marque du mensonge, une sorte de mirage intrinsèque au dispositif). Dans A Touch of Zen, la lumière est toujours colorée, elle n’est jamais que lumière. La lumière de la forêt des bambous, ce n’est pas de la lumière, c’est du jaune, du bleu — la lumière ne s’oppose pas à la noirceur ici ; la lumière, chez Hu, est prismatique, à la fois multiple (dans ce qu’elle révèle de ses réfractions sur le réel) et unique (dans son irreproductibilité que ne peuvent évoquer ni la noirceur ni l’éblouissement au cinéma).

Dans cette réfraction des oppositions manichéennes, le cinéaste livre un film absolument unique dans l’histoire du cinéma, d’une richesse retrouvée autant dans la plasticité soignée de tous ses éléments que dans les éclats inattendus qui rythment le cheminement de chacun de ses personnages. La symbiose entre la force de la mise en scène et celle des performances physiques dans le chef-d’œuvre de Hu est sans commune mesure, justement parce que ces deux puissances sont consacrées à montrer l’épuisement des formes classiques, justement parce qu’elles permettent au cinéaste de nous faire voir ce que la couleur peut face à la lumière. Si l’ombre et la lumière, le récit et la narration, montrent le cinéma trancher, faire des choix, organiser le réel, A Touch of Zen tente par tous les moyens de faire flancher cette directive que s’est donnée le cinéma. C’est en cela qu’il ne s’agit pas d’un film sur le triomphe du cinéma face à la mort (la mort du Bouddha nous confirme que, hélas ! on meurt tous), mais d’un film sur le triomphe du cinéma pour la vie.
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Critique publiée le 3 octobre 2017.