Le premier film de Yoko Yamanaka, Amiko (2017), qu’elle avait réalisé à 19 ans après l’abandon de ses études en cinéma, était rempli d’une énergie provocatrice, poussé par une recherche d’agentivité et un mouvement progressif de désinhibition pour sa protagoniste éponyme. La jeune écolière quittait sa petite ville pour se rendre à Tokyo et rejoindre à l’improviste un ancien camarade de classe, garçon vaguement connu auquel elle vouait un amour idéalisé. Mais lorsque la rencontre rêvée menait à la déception et l’amertume, le récit d’Amiko se soldait par l’élan d’un coup de poing destiné au garçon, comme un dernier mouvement menant vers un basculement libérateur. Un geste jeté avec une allure punk alors qu’était dévoilé le mot « pure » tracé au crayon sur ses jointures. Si l’on retrouve une continuité évidente entre Amiko et le second long métrage de Yamanaka, Desert of Namibia, dans leur préoccupation partagée pour la manière dont de jeunes Japonaises se débattent avec des injonctions genrées oppressantes, ce deuxième film travaille une relation beaucoup plus ambigüe quant aux vertus salvatrices de l’impulsion. L’écolière Amiko, à l’orée de l’âge adulte, représentait encore les possibles d’une socialité à réinventer. Or, tout en contraste, Kana (Yûmi Kawai), la protagoniste tokyoïte vingtenaire de Desert of Namibia, semble quant à elle envahie d’un sentiment d’aliénation et d’une opaque passivité. Ce n’est pas que Yamanaka tamise ici la ferveur critique de ses sujets, mais bien au contraire qu’elle se permet d’explorer l’affectivité complexe de la dépersonnalisation qui caractérise sa protagoniste, et par laquelle se perçoit la maturité grandissante d’une cinéaste qui prend d’assaut l’ambiguïté et l’hésitation comme vecteurs de son investissement dans un enthousiasmant nouveau cinéma féministe japonais.
Dès le premier plan du film, un lent zoom sur un boulevard où l’attention élargie à la foule citadine précise petit à petit son attention sur le corps de Kana, se devine une tension entre éloignement et proximité qui caractérise tout le travail narratif et formel de Desert of Namibia. Alors que l’étendue de l’image progressivement s’amenuise, Yamanaka se concentre sur sa protagoniste qui semble elle-même vivre sa vie comme à distance d’elle-même. Et dans cette première image se condense tout le travail du film, qui ne choisit jamais l’avenue du psychologisme, mais nous laisse toujours observer sa protagoniste du dehors, en rejouant par sa forme une langueur qui semble mimer l’imprévisibilité des variations affectives de Kana. Celle-ci se déplace alors pour se rendre dans un café rencontrer une amie, et au fil d’une conversation pourtant prégnante (portant sur la mort d’une connaissance commune) le regard de la jeune femme dérive, et ce sont les bruits des autres conversations partagées dans le local qui prennent davantage de place. Reproduisant cette attention diffuse de Kana, le récit se déplace comme sans but, en proposant des pistes narratives — des relations amoureuses quelque peu désinvesties ; une rupture subite, puis un emménagement avec un nouvel amant ; un boulot d’esthéticienne duquel Kana sera renvoyée — qui pourraient tour à tour prendre la forme d’un événement central mais auxquelles Yamanaka refuse d’offrir une place prépondérante en préférant les glissements successifs à l’investissement dans une avenue spécifique. C’est finalement dans les instants mineurs de la vie de Kana que se noue le portrait d’une jeunesse nippone marquée par la perdition et l’engourdissement, dans ses silences partagés entre inconfort et habitudes autour de la table domestique, dans une altercation avec un homme harcelant à la sortie d’un bar, dans de longs moments passés allongée sur son sofa, à observer l’écran d’un téléphone. Et dans l’accumulation de motifs répétés, comme celui de la cendre qui s’accumule au bout des cigarettes fumées par Kana, regard en l’air, cendre qui s’apprêterait à choir au sol si quelqu’un·e ne lui tendait pas un cendrier où l’accueillir, on peut deviner que quelque chose s’apprête à chuter, que quelqu’une n’attend que d’exploser.
Yamanaka alimente une ambivalence répétée quant à la justification de la froide distance qui caractérise sa protagoniste, avec un regard empathique et amoral face aux moments de cruauté, de colère ou d’inexpressivité de Kana. On peut lire le personnage comme habité par un désir de se désaffilier du conformisme attendu d’une certaine féminité, celui qui peut habiter l’espace de son travail où elle s’affaire précisément à affiner les corps, à leur retirer les poils et à polir leurs imperfections. Mais tout à la fois, des rencontres thérapeutiques arrivant dans la dernière partie du film pointent un malaise individuel par un diagnostic qui pourtant reste lui-même incertain, oscillant entre la bipolarité et le trouble de personnalité limite, et conservant ainsi le rôle d’un élément seulement partiel qui pourrait servir à circonscrire le sentiment d’inadéquation qui semble miner la jeune femme. Cette difficulté d’accès à une intériorité limpide, en l’absence d’un récit linéaire qui permettrait de suivre le fil des événements de sa vie et de poursuivre sa trajectoire émotionnelle, est sous-tendue par un travail formel de délocalisation et un art maîtrisé de l’ellipse.
C’est dans les quelques moments clés où le film se dévoile foncièrement antinaturaliste et emprunte une voix plus allégorique que Desert of Namibia trouve toute sa force d’évocation et cristallise l’opacité fructueuse de son portrait. On peut référer par exemple à une séquence de conflit physique entre le couple que forme Kana et Hayashi (Daichi Kaneko), qui se déploie à la lisière entre le slapstick et le tragique, et qui se retrouve interrompu par l’image de Kana, joggant sur un tapis roulant à l’intérieur d’une pièce dont les murs, de même que tous les meubles, sont peints d’un rose éclatant. Courant dans ce lieu qui se fait l’image même d’une intériorité caractérisée par l’éloignement, la jeune femme, écouteurs dans les oreilles, observe à même le petit écran de son téléphone la querelle qu’elle est en train d’avoir. La séquence est suivie d’une douce et superbe scène de discussion dans une forêt d’une subtile étrangeté, avec une femme innomée qui pourrait bien être un double de Kana (interprété par Erika Karata, rappelant son rôle dans Asako 1 & 2 [Ryûsuke Hamaguchi, 2018]). « Lorsqu’on te dit qu’on te comprend, tu revêts un air frustré, mais au fond tu es heureuse, non ? » lui demande-t-elle. Et dans la réponse affirmative chuchotée à demi-mot par la protagoniste, c’est aussi le film de Yamanaka qui suggère à celleux qui l’observent non pas de souhaiter comprendre complètement les racines des comportements de sa figure centrale, mais de simplement se rapprocher de cette protagoniste imparfaite sans pourtant rêver pour elle d’un scénario salvateur, d’observer son désert intérieur sans être repoussé par son aridité.
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