DOSSIER : Le retour du glamour
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Marcello Mio (2024)
Christophe Honoré

SOS Fantômes

Par Louise Bertin

Au théâtre comme au cinéma, Christophe Honoré construit une œuvre peuplée de fantômes, figures publiques ou intimes dont l’absence prend toute la place. Dans sa pièce Les Idoles créée en 2018, il fait revivre six figures littéraires et artistiques qui ont marqué sa jeunesse dans les années 1980 et 1990, et qui ont été emportées par le SIDA. Dans Le Lycéen (2022), c’est la figure du père mort qui hante le jeune homme du titre, alter ego du cinéaste. Son dernier long métrage, Marcello Mio, reprend ces deux motifs, dans un film où les idoles et les pères disparus s’incarnent dans un seul et même personnage : Marcello Mastroianni. Un matin, sa fille Chiara, née de son histoire avec Catherine Deneuve, fait face à l’image de son père dans le miroir de sa salle de bain. Alors qu’elle passe un casting, elle se voit ensuite demander de « jouer plus Mastroianni que Deneuve ». En proie à une crise d’identité, elle décide alors de prendre l’apparence de son père, accent, costume et perruque à l’appui. Si le cinéaste réussit ses paris dans ses deux précédentes créations, le résultat est ici plus bancal, alourdi par une mise en scène à l’image du monde qu’elle dépeint, ampoulée et bourgeoise. Le charme crépusculaire, la théâtralité et l’humour qui font le sel de son cinéma ne sont pas totalement absents, mais ne parviennent pas à renverser la tendance d’un film plus obsédé par les tribulations de son petit monde que par une véritable réflexion sur l’héritage, personnel et artistique.

Pour son quatorzième film, Honoré choisit comme souvent le registre de la comédie dramatique, à l’occasion musicale, comme pour désamorcer le potentiel écrasant de ses sujets. Mais la prétendue légèreté fait ici l’effet de poudre aux yeux, car elle ne suffit pas à masquer la difficulté à embrasser complètement son projet. Dans la première scène de confrontation avec Deneuve, la caméra ne capte jamais le visage de Chiara/Marcello de face. D’une manière générale, le film regarde la transformation de son héroïne de biais, comme s’il avait peur de la confrontation directe. Ce n’est que lorsque les autres personnages commencent à y croire, et que la mue semble complète, que le cinéaste se risque à sortir du tâtonnement. Il finit par aborder cette question du travestissement dans une scène de pastiche de la télévision italienne pendant laquelle Chiara/Marcello participe à un concours de sosie de l’acteur italien, sous les yeux émus et ébahis de Stefania Sandrelli, l’actrice avec qui il a partagé l’affiche de Divorce à l’italienne (Pietro Germi, 1961). La présentatrice, réelle animatrice de la RAI qui elle aussi joue son propre rôle, fait répéter au public qui tape des mains cette injonction contradictoire avec le dispositif de l’émission : « On veut la vérité. » En nous faisant voir ce moment par la caméra de l’émission, dans une lumière crue et un décor bon marché, le film change de registre et adresse l’étrangeté de sa propre démarche. À la fois grotesque et touchante, c’est peut-être paradoxalement la scène la plus réussie du film, car la plus en phase avec le jeu autour de l’interprétation, et de cette quête de ce qui a disparu.

Le film n’est par ailleurs ni exempt de charme ni de beaux moments, comme lors d’une discussion, dans un taxi, entre Chiara/Marcello et Fabrice Luchini. Elle nous parle d’elle à travers la voix empruntée de son père, et on accède enfin à la double intériorité d’un duo père-fille dont les récits se mélangent. Le reste paraît bien plus accessoire, nous baladant dans un Paris qui ne sert que de décor aux anecdotes biographiques (Marcello au restaurant, Marcello sur un pont…), sans investir réellement l’enjeu de la mémoire, notamment patrimoniale, d’une star. Chiara Mastroianni porte, parfois malgré elle, la mémoire de ses parents sur son visage, tant sa ressemblance avec eux est frappante. Elle réussit ici le pari du mimétisme paternel, et parvient à évoquer le fantôme de son illustre père. Mais le pouvoir de l’évocation se dissipe rapidement, et Marcello Mio tombe dans un piège que l’on voyait venir, celui d'être le SOS d’une nepo-baby en détresse, avec tout ce que cela peut avoir d’agaçant. On flairait déjà, sur le papier, les tribulations des figures germanopratines du cinéma français, et les acteur·rice·s font de leur mieux dans un projet qui les condamne à une mise en abîme vue et revue. Luchini, dont le cabotinage peut agacer, se distingue ici dans l'interprétation plutôt émouvante du fan bouleversé, qui adhère au projet par envie d’y croire. La suspension totale de son incrédulité est étrangement plus crédible que les cris d’orfraie de Melvil Poupaud, qui semble voir dans le travestissement de son ex-compagne une fin du monde dont on a du mal à saisir la gravité. Il y avait pourtant de quoi dépasser les considérations de cet entre-soi où chacun·e joue son propre rôle, tant dans le questionnement autour du deuil, que celui autour de la théorie de l’acteur·rice, objet d’amour et de culte, ici vu par le double prisme de l’intime et du collectif.

En voulant jouer sur l'ambiguïté entre réalité et fiction, Christophe Honoré se perd dans un film trop long où tout finit par sonner faux, comme un effort pour maintenir artificiellement en vie la mémoire d’un cinéma qui ne souhaite se souvenir que de lui-même. Marcello Mio se veut une ode aux actrices vivantes plutôt qu’aux acteurs morts, dont les spectres planent sur la vie de leur progéniture comme du septième art, modèles à la fois inspirants et écrasants. Mais le film est grippé dans sa logique de cinéma comme machine à fantômes. Aussitôt regardé, il s’évanouit lui aussi de notre esprit.

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Critique publiée le 14 mars 2025.