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Speak No Evil (2024)
James Watkins

Pour le plaisir de la cruauté

Par Sylvain Lavallée

Celles et ceux qui avaient apprécié le Speak No Evil de Christian Tafdrup, sorti il y a à peine deux ans, risquent de se demander si un remake quasi identique par la compagnie de production Blumhouse était nécessaire. Ielles risquent encore plus d’être outré·e·s par le dernier tiers, prenant une direction complètement différente, plus «hollywoodienne» dira-t-on, loin de la noirceur absolue qui concluait le premier film. Mais celles et ceux qui, comme moi, ont trouvé que celui-ci était d’une prétention abêtissante vont peut-être mieux apprécier cette refonte troquant la froideur hautaine pour un grotesque assumé.

Le film de Tafdrup reposait sur l’idée que nous sommes devenu·e·s trop poli·e·s, à accepter de nous faire marcher dessus par crainte de la confrontation, de mal paraitre aux yeux des autres. La démonstration allait ainsi : un couple danois, avec leur fille, se fait inviter par une famille néerlandaise, rencontrée brièvement en vacances, à passer une fin de semaine dans leur maison à la campagne. Alors que le comportement des hôtes se fait de plus en plus inquiétant, les invité·e·s hésitent à exprimer leur malaise grandissant, tentant en vain de quitter, leur passivité et leur désir de rester respectueux·ses les amenant à «accepter» tout ce qui leur arrive, y compris leur destin funeste et cruel, le film allant jusqu’au bout de sa logique avec une cohérence impeccable. La seule motivation des hôtes est donnée en une réplique : « Parce que vous nous avez laissé faire.» CQFD. Au-delà des relents réactionnaires du discours, celui-ci ne pouvait être démontré qu’en vidant les personnages de toute crédibilité émotionnelle, en faisant des victimes des pantins servant les besoins du scénario.

Le film de James Watkins, a priori, fonctionne de la même manière : cette fois, il s’agit d’un couple américain, Louise (Mackenzie Davis) et Ben (Scoot McNairy), invité par des Britanniques, Paddy (James McAvoy) et Ciara (Aisling Franciosi). Les scènes se suivent de façon très semblable, mais à chaque situation le scénario tente de donner une plus grande consistance psychologique, pour mieux nous faire comprendre pourquoi Louise et Ben décident de rester malgré tout. Nos clichés nous ont appris que le cinéma hollywoodien sur-explique parce qu’il prend son public pour des imbéciles et que le cinéma d’auteur aime l’ambiguïté et le non-dit parce qu’il respecte l’intelligence des spectateur·rice·s, mais le principal écueil du Speak No Evil original est précisément d’utiliser cette posture d’Auteur Inc. usant d’une «ambiguïté» de bonne allure comme un prétexte pour finalement ne rien développer du tout. Le scénario de Watkins n’est pas exactement meilleur (il crée de nouveaux problèmes en voulant boucher les trous), mais il parvient au moins à injecter un peu de substance pour soutenir la proposition. Par exemple, Ben et Louise sont déjà près du divorce quand le récit commence, on en apprend suffisamment sur leur passé de couple pour comprendre comment la situation présente amplifie des tensions préexistantes; leur «passivité» n’est pas acquise, déjà donnée, elle est réellement examinée. Nous n’y trouverons rien de très incisif sur les relations sociales contemporaines, mais il y a au moins un effort pour donner vie au concept.

Surtout, subtilement, à force de rajouter des nuances ici et là, Watkins se prépare à détourner le film original, dans un dernier acte qui en trahit le propos : quand Paddy dit à son tour le «parce que vous nous avez laissé faire », il y a quelque chose qui ne colle pas, surtout que nous avons déjà compris à ce point (il suffisait de voir l’omniprésente bande-annonce) que notre famille américaine va répliquer. Simple convention hollywoodienne? Certes, mais en même temps ce nouveau Speak No Evil semble se méfier du discours de son prédécesseur, alors cette morale apparait comme le point de vue de Paddy et non celui du film, comme si Watkins voulait s’en distancier et ainsi mieux se rapprocher de ses propres préoccupations. Il faut se rappeler sa première réalisation, Eden Lake (2008), où des adolescent·e·s de la campagne s’en prenaient à un couple de citadins en vacances (les liens avec son dernier film sont nombreux) : le cinéaste flirtait alors sur la vague de torture porn du moment pour mettre en scène les dynamiques de pouvoir favorisant l’émergence de la violence, notamment à l’intérieur du cadre familial. Dans Speak No Evil, les quelques ajouts psychologiques autour du personnage de Paddy poussent dans ce sens : la violence est héritée, apprise, jusqu’à un dernier plan se présentant comme une question ouverte à ce sujet.


:: Alix West Lefler (Agnes), Mackenzie Davis (Louise) et Scoot McNairy (Ben) [Blumhouse]


Et en ce sens, la finale est plus cohérente qu’elle ne parait, car elle poursuit autrement son portrait de Louise et de Ben en les plaçant dans un cadre de survie qui puise son inspiration dans le
Straw Dogs (1971) de Sam Peckinpah. En effet, difficile de ne pas voir dans Ben un écho au personnage interprété par Dustin Hoffman : deux hommes américains, urbains et aisés, en terre anglaise, qui tentent de défendre leur masculinité en prenant revanche contre des agresseurs représentant une sorte de virilité brute et menaçante, dans une maison de campagne transformée en terrain de chasse. Mais ce renvoi s’avère surtout ironique, comme un contraste thématique, tant Ben demeure pratiquement inepte, et tant l’assaut final ne fait que répéter la dynamique du couple sans leur offrir une possibilité de transformation (qu’elle soit positive ou négative). Le film se conclut ainsi sur une impasse, moins radicale que celle de l’original, mais pas particulièrement optimiste ni victorieuse.

Il serait difficile de tirer une vision claire de cela, mais c’est ce côté inabouti, fourre-tout inconséquent, qui permet à cette version de Speak No Evil d’être simplement amusante, sans être particulièrement réussie (la montée dramatique est trop longue pour une finale trop sage). Pas d’hypocrisie ici, comme dans l’original, pas de mise en scène austère et de morale sentencieuse cherchant à cacher une volonté puérile de choquer avec des images relativement extrêmes. Watkins exploite les tensions entre classes sociales, entre nationalités, et les débats contemporains sur des sujets clivants, sans tenir de point de vue fort sur rien. L’objectif, honnête, est d’en tirer un suspense, de l’humour, des émotions, et de matérialiser la violence sous-jacente, le film s’inscrivant franchement dans le cinéma d’exploitation, où la cohérence est souvent sacrifiée pour le plaisir du spectacle, où le flou idéologique n’est pas un défaut mais un attribut essentiel.

Cela se résume parfaitement dans l’interprétation grand-guignolesque de McAvoy, en ce qu’elle nous pointe avec un clin d’œil facétieux vers le ridicule de la proposition. Sa performance savoureuse ne laisse aucune ambiguïté sur les intentions malveillantes de Paddy, même quand celui-ci devrait essayer de cacher son jeu. Cela nuit peut-être à la vraisemblance, mais en se délectant de son rôle caricatural, McAvoy exprime non seulement son plaisir du jeu d’acteur, mais aussi du jeu cruel de Paddy, qui s’amuse à pousser le malaise aussi loin que possible avant de refermer son piège sur ses victimes. C’est une manière de reconnaitre que devant ce cinéma nous sommes du côté du « méchant» et du monstre, et que même si on essaie de sauver la morale en le punissant, en réalité nous sommes là pour jouir de la violence qu’il exerce.

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Critique publiée le 20 septembre 2024.