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Rebel Moon - Part One: A Child of Fire (2023)
Zack Snyder

De la beauté vulgaire des mythes

Par Mathieu Li-Goyette

— What do you want ? 

— Everything.


Le nouveau film de Zack Snyder pose à deux reprises cette question, sous une forme ou une autre, et y répond chaque fois d’une manière identique en l’espace de ses vingt premières minutes. Que veut
Rebel Moon ? Tout. Absolument tout. Le spectacle autant que la mythologie. L’utopie autant que le capitalisme. Le tout numérique autant que les graines de la terre ferme. Durant la pandémie, Snyder le paria qui serait le responsable de la déconfiture du chantier d’adaptation de DC Comics chez la Warner avait rassemblé derrière lui une légion de fans capable de faire exister son infâme (et excellent) « Snyder Cut » de la Justice League (2021). Qu’à cela ne tienne, ses caprices opératiques ont quand même coûté des milliards au studio qui comptait sur ces succès pour concurrencer Disney et son MCU. Le voilà maintenant en maraude dans le streaming (l’oubliable Army of the Dead [2021]), exilé et rebelle à sa façon d’une industrie sans âme et sans idée, à se rebâtir un univers qui serait cette fois le sien — sa lune clonée, payée par Netflix en orbite autour d’Hollywood —, lui qui a cumulé toute sa carrière des adaptations d’œuvres préexistantes auxquelles sa subordination maniaque aura formé au fil du temps l’une des patines esthétiques les plus reconnaissables et les plus détestées du cinéma contemporain. 

Rien ne devrait ici parvenir à convaincre les ennemi·e·s nombreu·x·ses de son cinéma alors que le réalisateur n’a pas été à son plus vulnérable depuis son médiocre Sucker Punch (2011). En cela Rebel Moon charme dès son plan d’ouverture, d’une grossièreté qui équivaut au moins à la curiosité qu’il attise: dans le vide intersidéral, une fente vaginale tranche l’espace pour laisser apparaître un croiseur phallique intimidant. Le cinéaste « accouche » enfin de son propre monde, pendant qu’une voix off raconte les bases de cette guerre galactique opposant un empire immémorial à des rebelles éparpillé·e·s et sans espoir. À la manière du film auquel tout le monde pense en lisant ces lignes, la caméra panote vers le bas, révèle le titre et ensuite un arrière-plan qui impressionne: un astre imposant bordé d’anneaux planétaires permettant à la silhouette découpée d’une houe et d’un « cheval de l’espace » attelé par une fermière de se distinguer à l’avant-plan. La paysanne laboure vivement, ses mains plongent (au ralenti !) dans la terre pour l’empoigner et la sentir à plein nez. Il y a là, à cet instant, deux manières de regarder cette scène d’introduction qui double déjà les métaphores de l’engendrement: soit vous êtes déjà convaincu·e que Snyder fait de la merde et de voir Sofia Boutella jouer l’agricultrice chevronnée vous le confirme, soit vous vous dites qu’il y a fort longtemps que nous n’avions pas observé une héroïne toucher et sentir le monde autour d’elle et qu’en dépit des impressions de déjà vu qui se cumulent déjà dans ces premières minutes, quelque chose est en train de se tramer dans la fibre de ce film tissé de contradictions et qui n’est fascinant que si on le pense a contrario. En contrarien∙ne. Un exercice qui peut (et doit) relever moins de la mauvaise foi que du proverbial pas de côté. 

De l’espace numérique à la terre arable, Rebel Moon pose rapidement ses enjeux: l’armée d’un roi assassiné est dirigée par un ambitieux sénateur et général, sorte de Jules César qui envoie ses troupes de choc faire la loi aux confins de son empire. Sur cette lune où laboure Kora (Boutella), une communauté vit près du sol et de ses valeurs traditionnelles, lorsqu’un officier zélé, Atticus Noble (efficace Ed Skrein), débarque du croiseur introductif afin de sommer le village de livrer une quantité considérable de vivres d’ici la fin de la saison. Évidemment, il appartiendra au village, et à un fermier ambitieux, Gunnar (Michiel Huisman), de trouver des mercenaires courageux·ses, sept au total, afin de protéger le village en vue du retour annoncé des soldats sadiques et de former sa population à l’art de la guerre.

On aura compris sans même voir le film que Rebel Moon est né d’une rencontre entre le Star Wars de George Lucas et Les sept samouraïs d’Akira Kurosawa. Or ce scénario qui n’a aucune honte d’exister avait même été soumis à Disney peu de temps après le rachat de Lucasfilm avant d’être refusé — le résultat dévoilé en cette période des fêtes fait rapidement comprendre pourquoi. Non seulement Rebel Moon est bien plus lubrique que la moyenne des productions à grand déploiement sorties depuis que Paul Verhoeven a quitté Hollywood (le chef du village demande à tout∙e∙s de faire l’amour passionnément pour encourager la moisson ; dans son repère l’antagoniste se soulage nu dans un bain de sangsues géantes), il s’agit surtout d’un ramassis de références agencées les unes aux autres dans une surenchère maniaque, à la recherche du moindre espace à combler afin d’y coincer un renvoi supplémentaire. Rebel Moon c’est Star Wars et Kurosawa. C’est aussi Avatar et Inglourious Basterds. C’est l’hippogriffe du Prisonnier d’Azkaban en même temps que le retour de Maximus dans Gladiator. C’est parfois les extérieurs de Conan et d’autres fois les intérieurs d’Alien. C’est Isaac Asimov et Frank Herbert. C’est Mamoru Oshii et Warhammer 40K. C’est le « Japon », bien sûr. Firefly. On y retrouve Gamora, Tarzan, John Carter et Flash Gordon. C-3PO et Aragorn. On traîne dans la cantina de Tatooine et on assiste à nouveau à la naissance de Darth Vader. Everything. Tout. Pas pour tout choisir mais pour tout aplatir.


[Grand Electric / The Stone Quarry / Netflix]

À la différence de la forte majorité du cinéma commercial contemporain, Snyder parvient à tenir son récit, non sans plusieurs inélégances et retournements télégraphiés, mais surtout à le faire sans aucune forme d’ironie ou de second degré et c’est bien la première de ses réussites. Rebel Moon est bourré d’emprunts mais ne comporte pas de clins d’œil. Toutes les émotions que ressentent ses personnages appartiennent à la terre qu’ils peuvent toucher et sentir, aussi artificielle soit-elle, jusqu’à ce qu’il ne s’agisse plus d’une entreprise de fabrication de posture distanciée mais seulement, simplement, de la canalisation d’un récit pris dans l’acte même de sa présentation mythifiée. À l’instar d’Army of the Dead, Snyder signe aussi la direction photographique et le cadrage de son film, son cinéma se résolvant finalement dans cet œil du cyclone de la fabrique imaginaire : des plans trop léchés, trop ralentis, trop chorégraphiés, trop calculés, la caméra travaillant pour la mise en scène et la mise en scène pour la caméra, sans considération ni pour la mesure ni pour le bon goût. Pointer cela c’est reprendre ce que le courant de l’auteurisme vulgaire [1] a défendu pendant des années et ce à quoi l’écroulement créatif actuel d’Hollywood donne raison. Face au cynisme et aux satisfactions métatextuelles de l’industrie homogène, ce cinéma, comme les films de Paul W.S. Anderson (Pompeii, 2014), répondent par une implosion du régime d’images qui précédait celui à venir, jonglant les mythes et leur commodification dans une démarche de collage maximaliste.

Cette défense vulgaire peut aussi être prise au pied de la lettre, car elle relève de l’importance de la vulgarité en art dont répond Rebel Moon, à ce qui permet de manier des archétypes qui moulent la culture populaire depuis un siècle et que le va-tout obstiné du réalisateur invoque inlassablement face aux mythes obstrués, surannés, dissimulés dans la postmodernité. Son cinéma raccourcit les distances de l’énonciation, historiques comme esthétiques, à commencer par celle de l’ironie qu’il cherche à abolir complètement. Pour ne pas être totalement ridicule ou plutôt pour survivre à son propre ridicule, le film travaille par reflets et tromperies avouées, par la fascination kitsch et lubrique (puisque tout est huilé et musclé) qui cherche à s’aligner sur un récit servant de cas d’école à ses personnages archétypaux. Rebel Moon raconte et étudie pour mieux raconter en le faisant, c’est un film stupide comme les exemples des livres de langue sont stupides mais un film dont la simplicité permet d’autres repères, plus diagrammatiques que sémantiques, plus de l’ordre des structures, de la culture, du mythe, de l’épique en tant qu’élément succédané de la plastique de l’image, travaillant ce que l’image en elle-même peut bien dire. L’image avec ses corps contrôlés, masqués, glorifiés, attisés, déployés, articulés, studieux et donc prévisibles, car si les exemples des livres de langues sont stupides, c’est parce qu’ils permettent d’attirer le regard vers la syntaxe plutôt que sur le discours. Et à une époque où il semble de plus en plus apparent aux yeux de tout∙e∙s que le cinéma hollywoodien doit réapprendre à parler, à réinventer sa langue, où les films ne semblent être confortables que dans leurs manières ironiques (de Jurassic World [2015] à Barbie [2023]), il appert que l’esthétique du film de Snyder essaie au moins d’approcher une forme de sincérité dans notre rapport aux mythes et à l’imagerie qui permet leur transmission. 

Rebel Moon n’a pourtant rien de parfait sinon le panache de ses idioties, mais il accomplit son travail de réappropriation dans une sorte de grande fresque de pop art hollywoodien qui a l’important mérite d’être un projet de cinéma conséquent avec son état actuel, à la fois pour une industrie embourbée dans le clonage référentiel de ses histoires (jusqu’à la dernière mode insupportable des univers parallèles) et pour cet auteur dont la quête d’originalité est rythmée par son propre épuisement, créatif comme photographique. Sa réflexion esthétique prolonge celle du monomythe de Joseph Campbell, qui avait postulé des structures immémoriales et inconscientes aux mythes que le cinéma populaire, de manière consciente à partir de Lucas, a exploitées et dont il ne reste aujourd’hui qu’une poignée de substrats plus ou moins épuisables, des parcelles d’émerveillement à préserver contre leur exploitation devenue quasi dystopique. En se ressourçant dans les mythes fondateurs de la culture populaire dont a émergé l’héroïsme outrancier de son style, Snyder résiste, questionne, tente et risque, jusqu’à signer un autre de ses films de recycleur obsédé par ce que toute image peut inciter en foi au regard qui la contemple, prêt à croire que le mythe est un style avant d’être une histoire.

 


[1]  Une tendance critique des années 2010 qui visait à réhabiliter des cinéastes jugé·e·s injustement par une critique plus traditionnaliste. L’auteurisme vulgaire a notamment misé sur la défense du cinéma de genre ou du cinéma commercial au nom d’arguments élaborés afin de réfléchir à des sujets plus larges comme la culture de l’image ou la notion même d’originalité.

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Critique publiée le 2 janvier 2024.