Jean-Michel (Rémy Girard) est archiviste préretraité, dérouté par une époque dont les bébelles technologiques et les bizarreries identitaires le poussent vers un trépas amer. Dans sa maison de retraite patrimoniale, il passe pour un fou : les autres ainés font du vélo de course ou fument des joints et certain·e·s adoptent même des pronoms non-binaires, mais lui prend de vulgaires marches quotidiennes. Heureusement, il peut compter sur la présence rassurante de Suzanne (Sophie Lorrain), la directrice de la maison, elle-même dépassée par les exigences du ministère, qui l’exhorte par exemple à remplacer la librairie par un espace de jeux vidéo ou encore d’accommoder des toilettes mixtes. Il se trouve que la maison patrimoniale accueille aussi une fresque de Jacques Cartier rencontrant des Mohawks. Puisque notre époque est notre époque, des manifestants très fâchés débarquent. Entre les revendications d’imposteurs autochtones, l’incompétence du gouvernement et la médiocrité de notre monde, Jean-Michel retrouvera pourtant le goût de la vie grâce à l’amour.
On annonçait un film-somme, qui tirait à boulets rouges sur les travers de la société contemporaine à l’ère des hystéries identitaires, ou quelque chose du genre. On agitait les clochettes de la controverse : le grand Auteur du cinéma québécois fait un dernier tour de piste avant la retraite et il entraîne tout le monde avec lui ! … Finalement, tout ça est platement conventionnel. Les caricatures à grands traits abondent, bien sûr, et si le moindre de vos orteils trempe dans la marginalisation, vous y êtes dépeints. [1] Mais en 2023, qui s’en épate encore ? Le septuagénaire Rémy Girard peut compter au cours du récit sur quatre adjuvantes, c’est-à-dire des femmes qui s’émeuvent quand il leur partage sa sagesse : « Vous savez, je ne suis peut-être rien qu’un vieux, mais… » Ces quatre adjuvantes sont minces, blanches et conventionnellement jolies. Trois d’entre elles ont moins de quarante ans. Dans l’une des premières scènes du film, Jean-Michel assiste à une remise de prix littéraire. Les gagnantes sont, en ordre : une lesbienne, une féministe, une noire, une asiatique, une femme voilée. Un plan de caméra insiste sur le mécontentement de cette dernière de voir Rémy Girard mériter lui aussi un prix — si vous roulez des yeux devant ces représentations éculées, vous n’avez pas besoin que je les déconstruise pour vous. Inversement, si vous êtes d’avis qu’elles constituent une habile satire de la marginalisation de l’homme blanc, vous attendez bien sûr que je les critique, vos bras croisés et le mot « woke » sur le bout de la langue. Rien ne surprend, dans Testament. Vous savez ce que vous allez y trouver. Vous, ainsi que vos adversaires politiques. Vous en sortirez convaincus de ce dont vous êtes déjà convaincus, révoltés de ce qui vous révolte déjà.
Certaines personnes, le dos acculé au mur devant la mort, serrent des dents et bavent du vitriol. Le film aurait pu être d’une extraordinaire méchanceté envers le monde — on l’aurait alors soigneusement démonté et par bonne conscience progressiste on lui aurait attribué une note désastreuse, mais la nuit venue on s’en serait discrètement mordu les doigts. Ce n’est pas le cas ici. Il appert très vite que cet éponyme testament ne s’adresse pas aux spectateurs, mais à Denys Arcand : « À moi-même, je laisse : le dernier mot. » Et le film est scénarisé en conséquence, truffé de « oui, mais ». Denys Arcand se moque du patois des jeunes, oui mais cette scène avec Marcel Sabourin qui ne sait pas jouer aux jeux vidéo ; Denys Arcand tourne en dérision la fibre militante des Z et des milléniaux, oui mais cette scène avec René Richard Cyr qui ne sait pas employer un iPad ; Denys Arcand ne comprend rien aux personnes non-binaires, oui mais les nationalistes en fauteuil roulant. Pour élucider l’hypocrisie des manifestants, Jean-Michel s’en va quérir Kanien Montour, une experte autochtone (Alex Rice) à Kahnawà:ke. Il l’amène devant la très controversée fresque de Jacques Cartier. Kanien pleure devant le génocide annoncé par la peinture et Jean-Michel la traîne ensuite devant les manifestants. Elle leur pose des questions en mohawk… Aucun n’est en mesure de répondre ! Elle se retourne vers Rémy Girard, un sourire aux lèvres : il ne s’agit pas vraiment d’Autochtones, mais de McGilloïdes zélés ! Kanien Montour ne réapparait jamais et ce dévoilement n’a aucune incidence sur la suite des choses. Scène malaisée, qui résume particulièrement bien les artifices rhétoriques du film, toujours à double tranchant. Le personnage ne s’enchâsse pas dans le récit : elle est écrite pour que l’homme derrière la caméra ait raison. Mais comment ignorer que cette scène, c’est aussi donner un rôle à une actrice autochtone dans un monde où les impostures identitaires sont trop souvent d’actualité ? La narration houleuse laisse entrevoir — vous pardonnerez l’expression — qu’on se couvre le cul.
:: Sophie Lorain (Suzanne Francœur) et Rémy Girard (Jean-Michel Bouchard) [photo : Takashi Seida / TVA Films ]
Et quel est le discours du film, au fond ? Tout de cette époque est ignoble, la gauche comme la droite, les anglophones comme les francophones, les binaires et les non-binaires, mais il faut « parfois faire des actes de bonté gratuite », dixit Jean-Michel. C’est une morale pas du tout controversée pour un film qui clame l’être. Il faut le dire : malgré de nombreux relents réactionnaires, Testament est agressivement centriste. Et comme tous les films centristes, Testament est rempli de « moments humains », c’est-à-dire des scènes tristes. Derrière des portes closes, on s’admet des deuils enfouis. Jean-Michel voit ses amis décéder un à un. Suzanne ne parle plus à sa fille depuis le décès de son mari. Les moments humains, ça sert à tout le monde. Ça sert au baby-boomer aigri, à la directrice surmenée, à l’ex-fugueuse devenue maman, mais surtout, ça sert à Denys Arcand. C’est une posture très, très chic, d’émailler sa satire cinglante de moments humains. On peut parader comme un cynique, un lucide, un cinglant, se draper des épithètes du génie révolté, mais dès qu’on dévoile un moment humain, on sème le doute : et si, derrière tout ça, se dissimulait un humaniste ? Voyez cet homme : il n’est peut-être plus au diapason avec le monde contemporain, mais lui, au moins, est encore capable de reconnaitre l’humanité des gens. Surtout celle des travailleuses du sexe au cœur d’or (ici interprétée par Marie-Mai).
Cependant, il faut le concéder : Denys Arcand est autre chose qu’un réactionnaire ou un visionnaire, qu’un cynique ou un subventionné. Denys Arcand est un Auteur — et c’est crucial et il faut en parler, parce que les ressources dont il jouit pour mener sa vision à terme reposent sur le fait qu’il est reconnu comme tel. D’abord, qui d’autre qu’un Auteur est en mesure de rassembler autant d’acteurs célèbres ? Il en fallait un, avec ses thèmes et ses séances de name-dropping, ses acteurs fétiches et ses dialogues dénués de naturel. Testament est un film qui ne respire pas, précisément parce que c’est un film d’auteur. Toute l’affaire est emmitouflée dans une vision singulière qui aurait gagné à ne pas être singulière. Notez cependant que d’un point de vue strictement auteuriste, Testament est la grande réussite de son réalisateur. Le devenir-cynique annoncé depuis Le confort et l’indifférence (si on accepte ce film comme la césure de sa filmographie) est enfin accompli. Dans une « province paisible d’un pays ennuyeux sans envergure », pour reprendre les mots du protagoniste, Denys Arcand est maintenant Dieu, et plus particulièrement celui de l’Ancien Testament, puisqu’il est au-dessus de tout. Et même quand il condescend de redescendre parmi nous, ce n’est pas très convaincant. La fin se présente comme un codicille in extremis : Jean-Michel aime enfin une femme et l’humanité entière — il s’intéresse même aux changements climatiques ! Mais comment ignorer que Jean-Michel est de la même configuration identitaire que le réalisateur lui-même ? Ça se termine sur une de ces « notes d’espoir » — qui sont la nécessaire conclusion de ces fameux « moments humains » — mais cet ultime regain de sympathie accuse un parti pris très évident. Et puis cette fresque qu’on avait condamnée, recouverte de peinture blanche, se voit finalement exhumée, restaurée à la faveur d’un épilogue situé dans un futur pas si lointain : Arcand avait ainsi vraiment, vraiment raison — le dernier mot est sien ! Le génie ne veut pas exister parmi ses contemporains : c’est sa dernière volonté. Accordons-lui là en épargnant son film d’une note.
[1] À bien y penser, les hommes homosexuels sont épargnés.