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Nuit du 12, La (2022)
Dominik Moll

Tous les chats sont gris (et beaux)

Par Laurence Perron

À Saint-Jean-de-Maurienne, une jeune femme de 21 ans, Clara, est assassinée alors qu’elle quitte une fête se déroulant chez sa meilleure amie, Stéphanie. Au détour d’un parc, un inconnu l’interpelle, puis lui jette à la figure un gobelet d’essence avant de l’embraser. Ce n’est que le lendemain matin que son corps carbonisé va être retrouvé et l’affaire, confiée à la police judiciaire de Grenoble. Clara est morte aux abords d’un terrain de jeu comme elle est morte aux abords de l’enfance, alors qu’elle apprenait à vivre dans un monde qui la déteste et la désire pour sa liberté.

J’écris un monde, mais dès le début de La nuit du 12, on comprend qu’il y en a deux qui nous serons présentés : celui, d’abord, de la police judiciaire, exclusivement masculin, qui nous apparait in media res dans une séquence de passation où le jeune inspecteur Yohan Vivès (Bastien Bouillon) est nommé capitaine de son équipe suite au départ à la retraite de son prédécesseur. Dans ce boys club, on exprime difficilement ses émotions, on cache ses larmes ou on moque celles des autres, et les tapes dans le dos ou les blagues salaces sont les seuls gages d’affection acceptables ; celui, ensuite, qui apparaît à la scène suivante, et dans lequel des jeunes filles se réunissent pour boire et rire en se prodiguant de nombreuses marques d’amour. On y pénètre lorsque la caméra nous montre Clara au seuil de la porte, sur le point d’arpenter les rues sur le chemin du retour. Ces deux mondes séparés, étanches, entrent en collision lorsque la misogynie les y oblige. De cet entrechoc naît la matière du film, qui retrace les efforts déployés par Vivès et son partenaire, Marceau (Bouli Lanners), pour identifier le meurtrier.

Comment parler de féminicide à travers une structure narrative qui réduit la mort des femmes à un élément diégétique dans le récit que vivent les hommes, et comment le faire en mettant en scène une institution qui non seulement n’empêche pas mais participe à la perpétration de cette violence ? Telle pourrait être la question que pose La nuit du 12; la mienne consisterait à se demander s’il y répond, et comment.

Avant même l’apparition du premier plan, le plus récent film de Dominik Moll donne le ton en nous livrant un avertissement écrit : le récit que nous allons regarder est inspiré d’une histoire aussi vraie qu’irrésolue. Baignée de quelques accents de true crime, cette indication nous révèle déjà la teneur générique (nous assistons à un thriller) et la structure narrative du long métrage (elle sera déceptive, puisque l’enquête achoppe). De fait, le film reprend la majorité des codes du genre cinématographique auquel il appartient. Tous les clichés y sont repérables : la mère éplorée, puis catatonique, soutenue par le père ébranlé mais stoïque ; le flic émotionnellement investi qui se laisse dévorer par une affaire complexe ; son partenaire tourmenté dont le couple est menacé de divorce, etc.. Heureusement, ceux-ci sont moins répliqués que cités par Moll, qui essaie d’instaurer (avec intelligence) une distance entre cette tradition filmique lourde et son propre objet en construction. On sent qu’il y a là un véritable effort pour réemployer cette grammaire afin, cependant, de dire autre chose.

Ainsi, contrairement à beaucoup de longs métrages appartenant au même genre, on n’y présente pas la police comme un lieu où l’on met fin à la violence genrée, mais on choisit de nous la montrer comme un espace de socialisation où celle-ci est plutôt produite et prolongée. Les commentaires des hommes de la brigade sur les mœurs de Clara, sur l’apparence physique de la juge d’instruction, une discussion sur l’immolation des jeunes filles qui tourne à la plaisanterie sur les compétences en BBQ de chacun sont autant d’exemples de cet état de fait que Moll distille selon un savant dosage. Le film parle également à répétition du manque de moyen dont souffrent les services d’enquête : en cela, on devine qu’il cherche à faire voir une version des forces de l’ordre qui n’est pas glorifiée (et c’est tant mieux), mais on a tout de même parfois la désagréable impression qu’une imprimante brisée et une jeune fille immolée sont des aléas du métier dont on devrait s’indigner au même degré.


[Haut et Court]

« Un truc qui me réjouit, c’est que les policiers de Grenoble, avec qui je suis resté en contact, ont apprécié le film. Ils ont trouvé le portrait très représentatif de leur réalité », confie le réalisateur en entrevue. Peut-être est-ce un biais anarchiste qui s’exprime là, mais je ne suis pas sûre que ce contentement soit un signe de bonne santé cinématographique. La présence de nombreux chats qui ponctuent l’action à l’écran est donc une stratégie employée par le film cherchant à nous rappeler que tous les chats sont gris, mais on peut, pour notre part, insister surtout sur le fait que tous les chats sont beaux (All Cats Are Beautiful). N’en demeure : Moll sait nous rappeler que la police est l’une des fabriques du masculin, et que la virilité qu’elle exacerbe est la même que celle ayant condamnée Clara. Les visages des suspects qui se surimpriment à celui de Yohan sont peut-être un procédé un peu douteux sur le plan formel, mais ils indiquent clairement ce que l’inspecteur énoncera explicitement plus tard, face à la juge Beltrame ; le trouble que provoque chez lui cette enquête naît de ce qu’aucun des garçons suspectés n’ait commis le crime, mais que n’importe lequel d’entre eux aurait pu le faire.

En entrevue avec Le Devoir, Moll explique : « En tant qu’homme, même un homme comme moi qui n’est coupable d’aucun acte répréhensible, ç’a été l’occasion d’une nécessaire remise en question. » D’une certaine manière, le gros plan sur les yeux de Yohan qui se surimprime à l’image d’une Clara embrasée est à ce titre programmatique, puisque le film va moins porter sur elle que sur la façon qu’il aura de regarder l’affaire. C’est lui — et ses acolytes — qui restent le sujet principal du film, où la jeune fille est figurante dans le récit de sa propre mise à mort.

On sent que Moll a fait ses devoirs (les dialogues ont d’ailleurs quelque fois un aspect pantomimique) et qu’il construit son récit avec les meilleures intentions du monde, mais cela ne l’empêche pas de frapper au passage quelques murs. Ainsi Marceau, présenté comme un grand sensible (« one of the good ones »), perd les pédales face à l’un des suspects, qui a été condamné pour violence conjugale par le passé, et qui bat sa nouvelle conjointe. Celui-ci ne trouve rien de mieux à faire que d’exprimer sa frustration en frappant le frappeur (au détriment de conséquences prévisibles pour la victime comme pour l’enquête en cours). D’autant plus qu’il ne peut se retenir d’intervenir et de jouer les héros… puisque la victime porte le même nom que sa femme. Drôle de façon de nous montrer que les hommes s’intéressent aux sorts de ces dernières surtout quand ce sont les leurs. Même Yohan, auquel on invite clairement les spectateurs masculins à s’identifier dans son cheminement vers une meilleure compréhension des dynamiques de pouvoir et d’oppression, est un taiseux qui exprime sa frustration en tapant dans les casiers et en faisant des tours de pistes effrénés à cheval sur son vélo…

Tout se passe comme si le film était construit sur une tension incessante entre ce qu’il essaie de dire et ce qu’il parvient difficilement à (d)énoncer. Une tirade lancée par Nadia (la nouvelle recrue lucide et perspicace, dont on n’apprend le nom qu’à la dernière minute du film, au détour d’une correspondance écrite entre deux hommes…) illustre à merveille cet écueil : lors d’une nuit de planque, elle signale à Vivès que ce sont les hommes qui commettent et résolvent les crimes, et parle à cette occasion de la violence systémique, mais s’empresse bien vite de signifier à son supérieur qu’il n’est évidemment pas visé par la remarque. Quiconque ayant envie de sortir de la salle de projection en se réconfortant d’un rassurant #notallmen trouvera dans La nuit du 12 matière à satisfaction, que cela ait été (j’en doute) ou non l’intention initiale du réalisateur.

Car pour être tout à fait honnête, La nuit du 12 ressemble parfois à un film expliquant (avec une grande maîtrise photographique et narrative certes) à quel point les hommes souffrent de ce que les femmes meurent. Beltrame, la juge d’instruction, va d’ailleurs le rappeler à Yohan : « Je comprends votre amertume, mais ce n’est pas le sujet. » On aurait souhaité que ce commentaire imprègne davantage la production du film. Ainsi les tours de piste cyclable nocturnes de Yohan ne sont peut-être pas autant, comme le suggère le film lui-même (secondé par plusieurs critiques), uniquement une métaphore de l’enfermement de l’enquêteur au sein de son investigation qui tourne en rond ; peut-être nous indiquent-ils aussi la difficulté qu’il y a à s’emparer d’un tel sujet sans être condamné à pédaler en circuit fermé (ce qui est tristement prévisible avec une fiche technique exclusivement remplie de noms masculins). Il reste à espérer que, comme Yohan à la toute fin, qui décide de découvrir les pistes vallonées d’un territoire inconnu, le cinéma de Moll pourra sortir de sa boucle pour aller errer un peu plus loin, sur des sentiers moins confortables mais aussi moins balisés.

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Critique publiée le 12 juin 2023.