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Respire (2022)
Onur Karaman

Pas le temps de respirer

Par Antoine Achard

Le drame se déroule dans un quartier populaire. À l’école, Fouad (Amedamine Ouerghi) a le don de se mettre dans de beaux draps. Cet immigrant marocain de 15 ans, adepte de poésie et de soccer, échange fréquemment des insultes et parfois des coups avec ses collègues de classe. Le soir après l’école, il balaye le plancher du Poulet à l’ail, restaurant dont son père Atif (Mohammed Marouazi) est le gérant. Parmi les habitués de l’établissement figure Max (Frédéric Lemay), un Québécois francophone peu éduqué habitant au sous-sol de chez son père Gilles (Roger Léger), un mécanicien réputé du quartier. Max passe à contrecœur ses journées dans un centre d’appels, tandis que ses soirées sont consacrées à s’émécher aux effeuilleuses avec son cousin raciste Jérémie (Guillaume Laurin) ou à s’emporter contre son ex-copine Josée (Claudia Bouvette) pour la convaincre de revenir avec lui. Attisés par un racisme omniprésent, humiliés par une économie coupe-gorge, Fouad, Max et leurs proches seront malgré eux condamnés à la collision.

Respire est un drame social qui se termine mal. Comme d’autres œuvres de notre cinéma national (Chien de Garde [Sophie Dupuis, 2018], Antigone [Sophie Deraspe, 2019]), le récit emprunte vraisemblablement ses codes au théâtre grec antique, malgré le fait que les personnages soient issus des classes populaires. Une cruelle nécessité règne sur l’ensemble, veillant à ce que l’enchâssement des scènes aboutisse à la tragédie. Après quelques minutes, il n’est plus question de savoir si un personnage va mourir, mais lequel. C’est dire à quel point ce récit est sinistre, que vers ses deux tiers il nous vend la mèche par le simple fait qu’un de ses personnages voit son rêve se réaliser. Celui-ci espérait, depuis son immigration au Québec, une embauche à la hauteur de ses compétences. Dans une énième scène d’entrevue, alors que lui-même n’y croit plus, on lui propose enfin un emploi. Devant sa joie incrédule, nous sommes heureux, nous sourions comme lui, puis nous devinons ce qui s’en vient et nous ravisons notre sourire : c’est donc lui qui va mourir ! Dans Respire, « tu es engagé » signifie « tu seras tué pour servir de morale à l’histoire ».

Souvent, nous aimerions en connaître un peu plus sur la vie intime des personnages, mais la structure tragique pointe avec impatience la montre du destin : il faut se précipiter vers la catastrophe, pas le temps de s’arrêter ! Après une bataille dans les couloirs de son école, Fouad est expulsé de l’équipe de soccer. Devenir joueur professionnel était son rêve. Comment vit-il l’impossibilité de réaliser son ambition la plus chère ? D’accord, son comportement se fait plus turbulent en classe, mais cela semble bien maigre comme réaction. Semblablement, deux scènes assez éloignées dans le temps établissent que Fouad possède un intérêt pour la poésie. Cela aussi nous laisse sur notre faim : nous aimerions en apprendre plus sur son rapport à l’écriture, au lyrisme. Quand et où écrit-il ? Comment se procure-t-il ses livres ? En fait, quelle est l’intimité de ce jeune homme ? Nous ne voyons que rarement sa chambre… Dans l’état, on croirait ses aptitudes littéraires expressément inventées pour nous apitoyer : « En plus il avait du talent, le pauvre petit ! »

Cette structure tragique n’est pas qu’impitoyable envers ses personnages. En la plaquant ainsi sur une histoire bordée de racisme et de capitalisme, elle produit des effets esthétiques et politiques qui ne sont pas dénués d’intérêts. Dans cette inéluctable marche vers l’entre-tuage, chaque scène se termine par une chicane, une altercation raciste ou un licenciement. C’est étouffant, c’est intolérable, ça fait rouler les yeux. Mais ce fatalisme narratif rend tangible que le capitalisme est toujours une affaire d’accumulation, même pour les pauvres, bien que cette accumulation quotidienne consiste davantage en des humiliations que des insatisfactions matérielles. Et puis, il faut le dire, le film réfléchit activement à l’importance et la répartition des moyens de locomotion dans une société inégalitaire. À l’école, Fouad et son ami d’origine haïtienne parlent de voiture. Ils se taquinent sur leurs contraintes actuelles qui les obligent à faire la route à bicyclette, puis sur lequel des deux terminera en chauffeur de taxi. Au centre d’appels, pendant leur pause cigarette, Max et son collègue commentent les voitures qui passent sur la rue. Est-ce un hasard si le titre du film est tiré d’un conseil prodigué à Fouad par Gilles le mécanicien dans son garage ? Ce personnage de bonhomme gentil et conciliant, qui veille à ce que les allophones comme les francophones possèdent une voiture fonctionnelle — quitte à négocier la facture contre une poignée de frites —, a pour rôle très littéral de s’assurer que dans sa communauté tout roule, un procédé narratif plutôt habile… Mais il demeure dommage que ce filon cesse d’être exploré après la première moitié du film, installant un élément sans pleinement l’exploiter, ce qui s’avère au fond symptomatique de l’ensemble du récit. Gilles exhorte Fouad de prendre son temps et de respirer, mais cette suggestion vaudrait aussi pour le film, où tout est finalement sacrifié à l’obligation narrative d’additionner des malheurs, y compris la vie intérieure des personnages. Il y a du bon dans Respire, mais pas beaucoup de patience.   

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Critique publiée le 14 février 2023.