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Chien de garde (2018)
Sophie Dupuis

Au cœur de la tourmente familiale

Par Claire-Amélie Martinant

Renversant de caractère, frétillant de vie et parsemé d’étincelles, Chien de garde est l’un de ces oiseaux rares, qui par ses couleurs et sa vivacité, nous séduit d’un battement d’ailes.

Autant dire que personne ne ressort indemne du premier long métrage de Sophie Dupuis tant il nous brasse les entrailles. Celle-ci nous fait goûter à sa cuisine, ce qu’il s’y mijote et s’y prépare. Laissant présager l’inévitable sans toutefois nous le révéler, la réalisatrice, pour son premier film, nous surprend par sa maîtrise des codes sociaux et de l’environnement intime du foyer québécois en proie aux dissonances et aux tourments. Comme un nuage qui petit à petit change de teinte et de contenance au cours du temps, les échanges entre les membres de cette famille sont autant d’indices qui nous signalent les tensions, les blessures, les faux pas, la maladresse et l’amour inconditionnel qui y règnent. De la cuisine, lieu de socialisation et de retrouvailles, nous parvient des bribes de conversation. Les voix s’expriment et s’élèvent, les caractères se dessinent et même parfois, la folie s’y invite en convive. La complexité des personnalités, leurs sensibilités paradoxales se mêlent à leurs histoires inextricables formant ainsi une fresque humaine émouvante, celle d’une cellule familiale du 21e siècle.

Notre attention consciencieusement maintenue en éveil est dirigée avec subtilité jusqu’à l’épicentre du dénouement, là où il suffit d’un regard belliqueux pour engendrer une autre bataille et où un geste tendre provoque un renversement de situation. Fonctionnant tout autant individuellement que collectivement, les personnages assidûment travaillés par la réalisatrice qui les a affublés de nuances subtiles et délicates, nous séduisent d’emblée par leur attachante vérité, leurs secrets les plus enfouis et leurs réactions les plus insolites.

De là les énergies impulsives s’y frottent et s’y piquent, comme l’électricité statique du linge trop sec. Dans Chien de garde, tout tourne autour de JP (interprété par Jean-Simon Leduc), le grand frère aimant et protecteur, la tête sur les épaules, l’image « rassurante » de la famille. Il prend soin des uns et des autres et maintient son équilibre dans la nébulosité des rapports sociaux. Puis il y a Mel (alias Claudel Laberge) sa copine, pas très à l’aise dans cette ambiance vacillante. Elle représente pour JP une porte ouverte sur l’extérieur, la possibilité d’une autre vie. Vincent (joué par Théodore Pellerin), le plus jeune des deux frères, d’un caractère impétueux, sur lequel il veille à tout instant et le cadre dans ses ardeurs juvéniles. Son oncle Dany (Paul Ahmarani) qui est dans le business de la drogue et pour lequel il travaille. Et enfin sa mère Joe (Maude Guérin), instable, soumise, qui récupère ici et là un peu d’amour et de reconnaissance et tente de s’en sortir.

En kaléidoscope, on observe toutes les facettes de la vie familiale : les moments de bonheur, les rires complices, les étreintes et attentions particulières, l’humour sous toutes ses coutures dont celui qui désamorce les frictions, les désaccords, les déchirements, les emportements… en soi de la fibre de vie à l’état pur. La tension, palpable à tout instant, nous cloue sur notre siège, les jeux de rapports de force viennent nous titiller l’esprit rebelle, les situations gênantes nous incommodent comme si nous étions la personne visée.

Chien de garde, c’est bien plus qu’une énième épopée familiale québécoise, c’est la quintessence de la science sociale appliquée au cinéma : un film qui contient à la fois les résultats d’une observation méticuleuse de la société québécoise et de ses particularités, et qui présente les ingrédients communs à toute relation toxique, celles faites de violences et d’abus de pouvoir et qui sévissent régulièrement sans faire l’objet des grands débats nécessaires.

Au plus près de ses personnages, Sophie Dupuis nous livre tout un arsenal d’instants sur le qui-vive, de scènes ensemencées qui se déploient avec une facilité époustouflante, de plans qui virevoltent au gré des états d’âmes et dansent sur le rythme de chansons endiablées. Les acteurs, eux, excellent dans des rôles taillés à leur mesure où ils semblent tous avoir un plaisir inégalé à interpréter les excès caractéristiques de leurs personnages. La caméra, quant à elle, tamponne comme dans une fête foraine, animée d’une énergie tout à la fois ravageuse et tendrement profonde. La réalisatrice s’en donne à cœur joie dans cette effervescence de vie familiale dont les répercussions se font sentir dans tout le corps. Loin du misérabilisme québécois, Chien de garde est un film à vif, un bouillonnement émotionnel qui simultanément, déborde d’une allégresse prodigieusement communicative et nous pousse à nous envoler du haut de l’arbre.

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Critique publiée le 24 octobre 2018.