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Femme sans tête, La (2008)
Lucrecia Martel

Deux têtes ne valent pas mieux qu'une

Par Anne Marie Piette

Dans un pays de pluie d'Amérique latine, Verónica (María Onetto), Véro pour les intimes, dentiste établie, heurte quelque chose au volant de sa voiture et poursuit son chemin. Puis, rien ne va plus. Était-ce un chien ou un humain ? Qui meurt et qui souffre ? La femme sans tête (La mujer sin cabeza) est un film d’une langueur presque insoutenable. Quatre-vingt-dix minutes qui s’étiolent comme des gouttelettes d’eau sur un pare-brise un jour d’ennui. Un film tout à la fois capable de manœuvres narratives magistrales, avec son propos politique en trame de fond et son cynisme amusant, largement suffisants pour alimenter l’intérêt, et ce malgré l’apnée d'un rythme lent peu accessible qui parvient à rebuter, de prime abord, le cinéphile empressé.

Au moment de l’accident de voiture, Véro venait d’adopter le look peroxydé, revêtant narquoisement une blondeur — inévitable promesse d’absurdité — qui laissera son entourage dans une douce complaisance, désamorçant le doute et son déferlement de culpabilité. Sans prêter attention, on s’inquiète de l’aspect de sa chevelure, mais pas de sa santé mentale. On dévie les discussions, on ne répond pas à ses questions lorsque le téléphone sonne et qu’il est si facile de passer à autre chose, et d’oublier... De fait, Lucrecia Martel se montre soucieuse de souligner, par l’intermédiaire d’un scénario imperceptiblement politique, la duplicité de la bourgeoisie nationale, campée dans une esthétique très années quatre-vingt, — par moments même années soixante-dix — dates correspondant aux repères spatiotemporels de la dernière dictature militaire en Argentine.

Témoin d’un drame ambigu, — on entraperçoit le corps d’un chien au moment de l’impact, mais un corps est bientôt repêché dans le canal —  le spectateur remet en cause la gravité du geste commis et ses conséquences, mais plus encore, la douleur et le doute qui subsistent et poussent la protagoniste à perdre la raison, jusqu’à s'asseoir dans la salle d’attente de son propre cabinet, à avoir un rapport sexuel désintéressé avec ce cousin qui l’a toujours cherchée. Au même titre que son entourage immédiat, qui va jusqu’à camoufler les preuves potentielles qui pourraient peser contre Véro, le public est engagé dans un mécanisme de déni de la réalité, une ruse de la cinéaste, pour signifier la confusion mentale découlant du « Processus de réorganisation nationale ». Selon Martel, la dictature fût une fête de la complicité [1]. La réalisatrice, scénariste et productrice argentine, soutient que « l’objectif du film était de mettre le public en situation de complicité de cette dictature, en le conviant à cette fête. » L'idée de cette complicité serait de son avis bien plus concluante que celle d’un regard critique ou ennemi, puisque celle-ci n'implique pas forcément de préjugé négatif. La complicité implique plutôt un partage de certains objectifs communs et s'établit hors de toute culpabilité, en suggérant une responsabilité mutuelle qui désengage subtilement l’individu de tout remords. La complicité permettrait de tout oublier, en quelque sorte, s’apparentant au phénomène psycho-sociologique de l’acceptation de groupe. Martel conclut qu’être responsable est « un acte libérateur, une potentialité humaine. La culpabilité est exactement le contraire. C'est pourquoi la complicité est un baume nécessaire. »

Pour servir le propos du film, la caméra de Martel tient à distance son sujet. Elle l’isole, à l’instar des personnages secondaires, la déstabilise, usant d’astuces modestes pour filmer les gens et les discussions à travers les portes, les miroirs de toilettes, les vitres de voitures. Le jeu presque exclusivement physique de l’actrice principale — qui ne prononce que très peu de mots à l’écran, une des marques de commerce de Martel semble-t-il — ajoute à l'apathie générale du film et à cet esprit d'enfermement.

Lucrecia Martel a un don pour découper les espaces familiers de façon singulière. Cadrer la vie quotidienne de façon fascinante avec ses plans imbriqués, personnels, nonchalants, qui laissent au regard une exquise impression de maîtrise décomplexée de l’espace, capable d'élaborer une intimité visuelle et de reproduire la spontanéité des êtres, avec une composition recherchée très picturale — dont certains plans rappellent les salons postimpressionnistes, comme celui, magnifique, des femmes de la famille, en visite chez leur vieille tante Paula, regardant ensemble un VHS de mariage.

L’usage du son, tout aussi distinctif, embrouille par chevauchement la relation entre une image et son référent. La domesticité des conversations qui s’entrecroisent et se dispersent dans une même scène puis s’imbriquent en transitions d’un plan à l’autre, les dialogues bateaux dans ces petits espaces familiers, sont autant de façons audacieuses d’exposer les limites du monde de Véro, son univers qui s’étiole, la sensation d'étouffement, et la perte de repères dans des lieux trop étroits. La femme de son cousin parle : « Il n’y avait pas le même tableau chez la tante lala ? » « Si. C’est le même », en parlant d’un encadrement, dans la chambre où elles se trouvent réunies pour se faire belles et se coiffer avant d’en venir à cette rare allusion directe et décisive : « Pourquoi on perd tous la raison dans la famille ? Pas un seul n’est mort en ayant toute sa tête ».

Sur la route, Véro a bien renversé quelque chose, mais quoi ? Comme elle a poursuivi son chemin, commettant du même coup un possible délit de fuite, le doute persiste tout du long. Il lui vaut mieux perdre la tête, là où on se débarrasse des indécis. Son mari tranche : « Tu as écrasé un chien, c’est tout. » Or, le chien n’est qu’une autre représentation du citoyen lambda, disparu, assassiné, terrassé, — vite oublié. Mais sur la vitre d’auto de Verónica, on peut apercevoir l’empreinte d’une main. La femme sans tête nous parle de la dénégation d’un passé qui laisse, somme toute, des traces. Un film magnétique, porté par un visuel fort, affaibli par un tempo lent agissant comme sédatif.

 

 


[1] cf. Silvina López Medin, « To Cast Doubt on the Assumed Nature of Things: An Interview with Lucrecia Martel », post (11 septembre 2019), https://post.moma.org/to-cast-doubt-on-the-assumed-nature-of-things-an-interview-with-lucrecia-martel/.
 

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Critique publiée le 11 mars 2022.