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Bruit des moteurs, Le (2021)
Philippe Grégoire

Stress magique

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Le bruit des moteurs donnerait-il tort à Denis Côté, qui disait récemment dans une entrevue accordée au Devoir que le cinéma québécois était prude, frileux à montrer l’érotisme sur grand écran ? C’est ce qu’on peut penser en lisant le synopsis du film : « Alexandre, un formateur pour l’armement des douaniers canadiens, retourne à son village natal après avoir été diagnostiqué par son employeur pour sexualité compulsive ». Qu’on ne retienne pas notre souffle, le premier long métrage de Philippe Grégoire, absolument dénué de nudité, ne fera pas changer d’idée le cinéaste de Curling. Ainsi la prémisse de départ nous met-elle sur une fausse piste, le diagnostic de sexualité compulsive ne servant qu’à mettre en œuvre le motif principal du film, à savoir l’inadéquation entre le personnage d’Alexandre et les discours qu’on formule sur lui.

Philippe Grégoire fait son entrée dans le cinéma québécois avec une œuvre à forte teneur biographique. Tout comme le cinéaste, le protagoniste du Bruit des moteurs a grandi à Napierville, travaille à la douane et doit apprendre à manier les armes [1]. Récit d’un retour au village natal, le film suit Alexandre au moment où il revient à Napierville, après avoir été renvoyé de la douane à cause de son comportement sexuel déviant. Robert Naylor incarne Alexandre, dans une performance très sobre, appuyant sur la banalité du personnage, de son physique (ses vêtements, les mouvements du corps) à sa façon de s’exprimer, qui évoque une figure sans aspérité, peu charismatique, désexualisée, bref : typique d’un jeune adulte normal.

À son retour au village, les agents de la paix suspectent qu’Alexandre est responsable des dessins pornographiques qui circulent dans le village. Persona non grata, on le pousse à admettre un crime que, vraisemblablement, il n’a pas commis. Dans un autre élan d’adversité, l’autorité de la douane enquête sur lui. Sa patronne le questionne sur ses pratiques sexuelles, sondant son désir pour les femmes et sa curiosité pour le couple ouvert, dans un savoureux dialogue où le comique arrive par l’absurde et où l’interrogation devient surtout un lieu pour faire entendre la perversité de la patronne, qui, par ses questions impudiques, semble révéler ses propres fantasmes et déviances :


 La rencontre avec une femme c’est quoi pour vous : stressant ou toujours magique ? 

 Aucun des deux.



Contrairement à Joseph K. dans Le Procès de Kafka, Alexandre sait de quoi il est accusé, mais il n’en demeure pas moins que les deux figures ont ceci en commun que les accusations qui leur sont faites apparaissent infondées, farfelues, au point où le scénario de Philippe Grégoire en vient à prendre une dimension kafkaïenne. Ainsi, le protagoniste est accusé d’un crime dont il ne connaît rien et se montre absolument passif devant les soupçons qu’on lui fait porter. On comprend que le diagnostic de sexualité compulsive est à prendre au second degré, qu’il sert d’abord à faire embrayer le dispositif métaphorique. Ce diagnostic farfelu suggère en effet cette question implicite : que fait-on quand on se fait assigner à une identité, à un discours dans lequel on ne se reconnaît pas, qui ne nous colle pas à la peau ? Le bruit des moteurs est une œuvre sur la désubjectivation (entendue ici au sens foucaldien), c’est-à-dire comme assujettissement du sujet à une autorité, à un dispositif, un Autre, qui le définit, le positionne dans l’ordre du discours. La quête d’Alexandre en est une de resubjectivation : sortir de la parole de l’Autre qui le balise.

 

*

 

Que le réalisateur réussisse à construire une fable aussi porteuse en 79 minutes bien serrées relève du tour de force ; c’est dire, en effet, toute la maîtrise de Philippe Grégoire. Pour engager la métaphore, le réalisateur fait intervenir le personnage d’Aðalbjörg (Tanja Björk), une Islandaise venue à Napierville pour sa piste de course automobile. Si le casting de Robert Naylor vise à appuyer sur la banalité du personnage, on surligne avec Björk le caractère étranger de la jeune femme, notamment par son fort accent, sa chevelure blonde, presque blanche, nouée en tresses et son blouson noir aux bandes orangées, autant d’éléments qui visent à la « singulariser ». Aussi mal agencés mais toutefois complices, ils apparaissent à l’écran comme deux personnages ducharmiens, les ersatz contemporains d’André et Nicole.

Le personnage d’Aðalbjörg joue avant tout une fonction spéculaire, à savoir comme un miroir renvoyant à Alexandre sa propre image, à l’instar d’un double avec lequel il dialogue. Au cours d’une visite de Napierville conduite par Alexandre, et que ponctuent les questions d’Aðalbjörg, le jeune homme médite sur les transformations de son village natal, qui est principalement connu pour sa piste de course. Dans un plan très large, où se déploie en creux une réflexion sur l’Amérique et ses mutations, la caméra oppose le protagoniste aux camions qui apparaissent monumentaux dans un tel cadre qui souligne leur grandeur : « Les enfants qui jouaient au baseball conduisent aujourd’hui ces camions. […] Où est-ce qu’ils vont jouer au base maintenant les kids ? ».

Plusieurs plans épousent une telle perspective large, dans laquelle Alexandre est montré en contre-plongée, répétant ainsi la même prise de vue comme pour engager visuellement sa réflexion sur l’identité — et son positionnement en marge. En effet, un décalage perpétuel s’installe entre le personnage d’Alexandre et son environnement, la caméra cherchant à rendre l’inadéquation entre le sujet et le monde, depuis le couple dépareillé qu’il forme avec Aðalbjörg, jusqu’aux tableaux qui opposent Alexandre aux enquêteurs, en passant par les lignes très droites formées par les rangées de douaniers, auxquelles le jeune homme n’appartient pas. Ce dernier apparaît sans cesse en retrait, ne serait-ce que légèrement, par rapport aux autres personnages, notamment sur le plan du discours, son registre de langue apparaissant constamment décalé de ses interlocuteur·rices. Le tout évoque bien la difficulté de communiquer et d’appartenir à un groupe, un lieu, un village.



C’est également par le « bruit des moteurs » que s’effectue l’articulation entre les différents éléments filmiques. La conception sonore, aussi savamment calibrée que le reste des composantes filmiques, ponctue le passage entre certaines scènes pour les lier tout en s’appuyant sur de forts contrastes visuels afin de souligner la capacité inhérente au son à suturer la psyché du personnage à son environnement, ses origines. En plus d’en être un rappel, le son ligature passé et présent, intériorité et extériorité en même temps qu’il explore la précarité de ces équilibres qui donnent à vivre.

Grégoire réussit par ailleurs à filmer un Québec moins usité dans le cinéma de fiction québécois, que ce soit dans la manière de filmer les espaces extérieurs de Napierville, paysage ni totalement urbain ni totalement campagnard (un no man’s land, suggère le réalisateur), que dans la façon de rendre à l’écran des intérieurs pittoresques de bungalows québécois. Devant ces images du folklore québécois et de l’urbanisme qui renvoient à une certaine idée de l’Amérique, on hésite : ce paysage est-il grandiose ou misérable ? C’est le même souci du détail qui est accordé à l’écriture des dialogues. Le réalisateur parvient à faire entendre une langue, un parler de « village », qui n’est ni celui de la ville, ni celui dans régions rurales, dans des dialogues très bien écrits, tantôt drôles, tantôt poétiques.

 

*

 

L’œuvre d’André Forcier imprègne d’un bout à l’autre Le bruit des moteurs. L’alter ego de Philippe Grégoire, Alexandre, tait d’abord sa connaissance de l’œuvre de Forcier quand Aðalbjörg lui demande quel est son film préféré du réalisateur. Derrière ce mensonge se cache tout le désir d’Alexandre d’appartenir à la communauté de son petit village, suggérant ainsi que cette appartenance devrait se faire au prix d’un jeu de doublage, d’une mascarade.

Il faut attendre la fin du film pour qu’il se libère de ce mensonge, alors qu’il révèle à l’Islandaise sa cinéphilie, avouant son admiration pour l’œuvre de Forcier dans un regard à la caméra : « Je t’ai menti quand je t’ai dit que je ne connaissais pas les films d’André Forcier » Le « tu », qui est ici adressé au spectateur en même temps qu’à Aðalbjörg, nous place en alter ego de l’étrangère. En plus d’être narré sur un débit très lent, ce passage donne à penser que la jeune femme est une projection fantasmatique, qu’elle est l’Autre en Soi, qu’elle reçoit le monologue intérieur du jeune homme, en accueillant les contradictions d’Alexandre, qui à la fois adore le cinéma Forcier et travaille sur une piste de course. Dans cette même scène cadrant les mains d’Alexandre qui se libèrent couche par couche du bandage qui les enceint, Alexandre se dévoile, dans un geste mimétique, à la jeune femme : « Je t’ai menti parce que ça me permettait d’exister sous tes yeux comme celui qui travaille uniquement sur la piste […], avec seulement les voitures, la fumée, les coursessans devoir expliquer toutes mes particularités, ce qui m’aurait ensuite obligé à t’avouer toute cette présence inconfortable qu’est la douane dans ma vie. Dans les yeux d’une personne j’étais qui je désirais vraiment être. »

Il n’est pas anodin que ce soit à travers le regard d’une étrangère qu’Alexandre parvienne finalement à retrouver un sentiment d’appartenance : « Ça faisait deux ans que je n’avais pas mis les pieds ici. C’est ici ma place, je ne reviendrai pas à la douane », en vient-il à confier à la jeune femme dans l’une des dernières scènes du film »

Si l’œuvre d’André Forcier est nommée de manière patente dans ces dialogues, la dimension métaphorique de l’œuvre rappelle beaucoup le réalisme magique du cinéaste de L’Eau chaude, l’eau frette (1976), dont l’univers cinématographique est traversé par l’onirisme, la psychanalyse et des personnages marginaux, déphasés. Cette révérence esthétique surgit notamment à travers des motifs comme les mains d’Alexandre, qui renvoient à tout un imaginaire martyrisant du cinéma québécois, jusqu’aux mains d’Aurore brûlées vives sur le poêle à bois familial.



 

Alexandre se fait assigner une identité, voire des identités, toujours dans le regard de l’Autre : pervers, intellectuel ou étranger dans son propre village. Tout au long de l’œuvre, il avance passivement, subissant tour à tour les coups, les questions, les fouilles, les semonces, les brûlures, jusqu’à se faire chasser carrément de son village.

Pour reprendre un concept d’Adorno, le sujet subit différentes « scènes d’interpellation », qui le placent en position de désubjectivation. Il est nommé, au lieu de se nommer. C’est à travers le rapport à la mère (incarnée par Marie-Thérèse Fortin dans une retenue qui n’a rien de la marâtre de Fortierville) que s’incarne le désir d’Alexandre de se réapproprier une mémoire, de réhabiter son lieu d’enfance, de reprendre possession sur lui-même. Cette relation maternelle est intelligemment ficelée en peu de scènes qui contiennent in utero la dynamique complexe d’un fils qui refuse l’héritage familial, en même temps qu’il ne peut pas s’en défaire. En quelques mots s’élabore une relation conflictuelle et paradoxale, le fils refusant de se faire raconter le passé par sa mère, rejetant les photos qu’elle veut lui montrer. Toujours en quête de subjectivation, le fils part lui-même à la recherche de ses racines dans les boîtes poussiéreuses du sous-sol, voulant se raconter.

La conclusion, tournée en Islande, exerce enfin un renversement, alors qu’Alexandre, après avoir été chassé de son village, se retrouve véritablement, cette fois-ci, en terre étrangère. Dans une dernière tentative de resubjectivation, il avance dans ces paysages rocheux, vallonneux, ocre. Au cœur de ce décor exotique qui rompt on ne peut plus clairement avec Napierville, se dresse une piste de course. Cette fin, un peu expéditive, explore la même trame narrative de l’identité à travers le jeu du double — le même et le différend : de Napierville à l’Islande, le même sujet filmé de haut en bas sur une piste de course. Le film se conclut de manière ouverte, engageant une ultime réflexion sur le rapport à l’altérité : être étranger, finalement, n’est-ce pas qu’une question de regard ? Comment appartenir, sinon qu’à soi-même ?

 

 


[1] « Je suis fils de commerçants et j’ai grandi dans une région agricole du Québec située à une vingtaine de kilomètres de la frontière canado-américaine. C’est d’ailleurs en accomplissant le travail d’agent de douane à temps partiel à la frontière terrestre que j’ai pu payer mes études de cinéma et économiser assez d’argent pour financer mes courts métrages. Je n’aimais pas ce travail à la douane et c’est une partie de ma vie que j’ai longtemps cachée à mes collègues de cinéma. » Dossier de presse.

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Critique publiée le 4 mars 2022.