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Lost Daughter, The (2021)
Maggie Gyllenhaal

Soleil de misère

Par Anne Marie Piette

Il se trouve dans le premier long métrage de Maggie Gyllenhaal une réflexion paradoxale, bousculant les intangibles cloisons de la condition féminine : de l’écrasante responsabilité de la maternité — comparable à un plongeon dans la folie, pour reprendre les propos de la réalisatrice — par opposition au fantasme individuel et collectif d’affranchissement de toutes contraintes des libertés, qui en devient ici une métaphore de l’accouchement. 

Adapté du roman Poupée volée de l’autrice Elena Ferrante, le drame gréco-américain nous amène dans une retraite forcée, en bord de mer, puis nous submerge dans les flash-back tortueux d’une mère délictueuse, Leda Caruso (jouées conjointement, à des époques différentes, par Olivia Colman, et Jessie Buckley), coupable du vol d’une poupée et plus notablement de l’abandon de ses enfants. Pour cette professeure d’université bientôt quinquagénaire, la solitude et le ressourcement balnéaire font vite place à un sentiment de persécution, dès l’arrivée d’une famille, réelle horde intimidante à son égard. Dans ce groupe, Leda s’intéressera à Nina (Dakota Johnson), mère de la petite Elena, avec qui le contact constituera le filon de départ pour revisiter sa double maternité tourmentée et non assumée. 

The Lost Daughter est un stimulant qui vient emboutir les coulisses basses de la parentalité. Il cible et traque, sans morale ni jugement, le dernier retranchement éventuel d’une société insouciante et nombriliste aux liens saccagés : l’abandon maternel de sa progéniture. Aujourd’hui, plus que jamais, pourrait-on associer la charge parentale, trop souvent unilatérale, — et ici plus immédiatement le rôle de mère — comme comportant un risque d’effritement de la psychologie, même la plus saine. De l’action aberrante et libertaire de Leda, il est périlleux de rechercher un sens ou une justification. Plus maladroit qu’autre chose de s’avancer sur des conclusions immédiates. Le film parle moins d’une revendication féministe jusqu’au-boutiste que de l’exutoire d’un lointain spasme prosaïque de renoncement. Il se fait ainsi le témoin littéraire puis cinématographique de l’influence néfaste d’une quête irrépressible vers l’épanouissement personnel de l’individu contemporain qui ne veut pas d’obligations. The Lost Daughter offre cet espace d’approximations où cohabite la déresponsabilisation de masse de nos rapports humains trop étroits, dans laquelle s’inscrivent effectivement les droits et libertés des femmes, trop longtemps ignorées, considérées comme les piliers des familles et n’échappant plus à ce désir de capitulation. L’abandon d’enfant y est tant le symptôme d’un mépris de l’humain sur l’humain qu’un mépris de l’humain sur la vie, de la déconstruction de ses rapports sociaux et familiaux de groupe, et va au-delà de l’émancipation féminine dans un monde patriarcal en pseudo déclin ; c’est une débâcle aussi cynique que pudique, aux causes multiples. 

Il existe une différence de taille entre penser faire quelque chose et passer à l’acte. Il y a dichotomie chez les deux Leda, jouées à des époques différentes, et tout dépendant du point de vue philosophique du spectateur sur la question, il ressentira ou non du mépris pour la Leda trentenaire, et peut-être un début d’empathie pour la quadragénaire effarouchante et désillusionnée. Cette femme foutue qui nous évoque pourtant quelque chose d’accessible. De fait, Gyllenhaal a voulu approfondir ce que ce malaise familier révèle sur chacun de nous, qu’on soit concerné directement par ce sentiment ou qu’on le retrouve chez quelqu’un de notre entourage immédiat. 

Une fois disparue, la poupée, — objet symbolique et fétiche du roman comme du livre — rompt l’équilibre familial fragile qui préservait en partie la santé mentale de Nina. Son vol représente davantage l’enfance brisée de la protagoniste, et sa propre déception face à sa mère négligente, que le remords ou la tendresse d’avoir abandonné ses fillettes par le passé. Ce geste, dépourvu d’altruisme, fait ainsi écho aux motivations viscérales, égotiques, pourrait-on dire, des actions radicales du personnage de Leda, jeune, qui engendrait peu de justifications et de compassion. Le coup final porté à Leda en devient souverain, quasi légitime. Le contexte de femme « mûre insoumise » dans une atmosphère de confrontation, bien que tout autre, rappelle vaguement Aquarius (Kleber Mendonça Filho, 2016). Olivia Colman, en maillot de bain, y est une autre Sônia Braga, fière, droite. Lorsqu’elle vacille, elle sait se relever, même si elle n’a pour sa part rien à défendre ou à admettre. 

Avec sa réalisation fluide, sans rectitude morale, sa direction d’acteurs ouverte, intuitive et participative, — à noter, la présence discrète et charismatique d’Ed Harris — et son équipe de tournage majoritairement féminine, Gyllenhaal parvient à construire une ambiance provocante et complexe qui se transpose en polarités opposées, autant dans sa structure que son thème. Il y a ce plan se terminant sur un ver de terre sortant de la bouche de la poupée, produisant une ignoble transition avec le plan suivant où le personnage de Leda mange goulûment. Mélange de dégoût et de bien-être, malaise ambivalent qui se trame de bout en bout. Film de vacances anxiogène. Douceur maternelle et froideur amorale. La noirceur du propos en clair-obscur cautionne à la fois une esthétique lumineuse, estivale, méditerranéenne. Et The Lost Daughter se trame comme une lune imperceptible dans un ciel de plein jour.

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Critique publiée le 16 février 2022.