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In Front of Your Face (2021)
Sang-soo Hong

Tout est grâce

Par Sylvain Lavallée

« Everything I see before me is grace ». La première phrase du dernier film d’Hong Sang-soo évoque d’autres mots, dans un autre film : « Tout est grâce », disait le prêtre au moment de sa mort, à la conclusion du Journal d'un curé de campagne (1951) de Robert Bresson. En entrevue pour The Notebook, Hong confiait que la rencontre avec ce film l’avait motivé, à 27 ans, à se tourner vers le cinéma narratif, alors qu’il se préparait pour une carrière dans l’expérimental. Difficile alors de croire à une simple coïncidence (et si c’en est une, elle serait parfaite dans le cadre d’une œuvre se nourrissant aux hasards et aux accidents), d’autant moins qu’In Front of Your Face a toutes les allures d’un film-somme.

Être capable de voir ce qu’il y a « in front of your face », voilà qui résume parfaitement le cinéma de Hong, qu’on pense à ces jeux de perspectives et de redoublements, qui évoquent différentes façons de voir le même objet, de jouer la même scène, ou à ces personnages qui, même s’ils passent leur temps à dialoguer, peinent souvent à entendre leur interlocuteur. Dans Yourself and Yours (2016), par exemple, Min-jeong feint d’être sa propre sœur jumelle, ou peut-être est-ce réellement elle, le concept de cette femme insaisissable, à la fois elle-même et une autre, exposant les maladresses sociales des hommes, voyant tous en elle une femme différente (un concept aussi très proche de celui de Our Sunhi (2013), où trois hommes voient chacun leur Sunhi). Ou encore Hahaha (2010), dans lequel deux amis racontent leurs voyages, découvrant qu’ils sont allés dans les mêmes villes, qu’ils ont rencontrés les mêmes personnes, mais vues différemment, ou In Another Country (2012), avec une Isabelle Huppert jouant trois femmes distinctes nommées Anne. Ce genre de concept narratif ludique, typique d’un large pan de la filmographie de Hong, cherche à la fois à mettre en scène une réalité multiple, réfractée par la subjectivité des personnages, et à nous rappeler avec quelle facilité nous nous aveuglons aux autres : s’il y a un voile entre notre regard et le réel, c’est nous qui l’avons placé là.

Claire’s Camera (2017) : peut-être que ce titre nous indiquait déjà le lien fort qu’effectue Hong entre le regard de la femme et celui de la caméra (les plus aveugles, chez lui, ce sont toujours les hommes). Le Polaroid de Claire permet en effet de changer les choses qu’elle capture, comme le cinéma détient un pouvoir de révélation, changeant le monde en nous le faisant voir à neuf. Le réalisme n’est jamais une affaire d’adhésion de l’image au réel, mais implique au contraire une transformation, la photographie levant ces voiles qui nous brouillent la vision, pour mieux nous faire voir ce qu’il y a devant nous. Or, la protagoniste d’In Front of Your Face, Sangok (Lee Hye-young), découvre que « tout est grâce » (et ici il faut bien aller sur le terrain des spoilers), parce que, comme chez Bresson, elle attend la mort, d’ici quelques mois (osons-nous faire un lien avec l’image photographique qui, elle aussi, nous pointe un bout de réel en amenant à notre conscience le spectre de la mort, l’idée que ce que nous voyons à l’écran tient d’un passé révolu, éteint, ce qui pourrait expliquer, en partie, l’effet de révélation ?)

Nous apprenons cette mort prochaine vers les deux tiers du film, ce qui nous force alors à repenser ce qui précède, l’intimité fragile des rencontres de Sangok apparaissant d’autant plus poignante, et sa philosophie sereine d’autant plus précieuse. Il y aura deux de ces réunions, entre Sangok et sa sœur d’abord, qu’elle retrouve après un long périple aux États-Unis, puis entre Sangok et un cinéaste l’incitant à travailler avec lui (elle était actrice autrefois). Le cinéma de Hong a toujours fait de la rencontre son principal enjeu narratif, mais ici comme dans The Woman Who Ran (2020), il n’y a pratiquement plus de récit, il ne reste que des blocs de temps, qui, certes se répondent et se parlent, mais le film se déroule plus que jamais au présent. Car derrière la constance de la mise en scène du cinéaste, maintenant bien établie (sur de longs plans-séquences de dialogues), nous devinons pourtant une nouvelle posture, une manière de se concentrer sur ce qu’il y a in front of our face, avec une attention redoublée sur le right here right now (pour jouer avec le titre d’un de ses films, Right Now, Wrong Then [2015]). Aucun jeu temporel ici, aucune variation sur une même scène, Hong nous invite à prendre exemple sur la philosophie de sa protagoniste, et à voir le paradis qu’il y a dans le moment présent : « This moment is grace, paradise », pense Sangok, en voix off, lorsqu’elle marche avec sa sœur. Mais la beauté recherchée n’a rien de plastique, elle se trouve plutôt dans un accord entre soi et le monde, et peut-être surtout dans une qualité des êtres, dans l’interprétation éminemment sensible de Lee Hye-young, dans le visage des actrices et des acteurs (dont Kwon Hae-hyo, un habitué de Hong, dans le rôle du réalisateur), comme Sangok racontera qu’elle est éblouie par le visage des gens qu’elle croise.

Il découle du processus un film des plus lumineux, même s’il parle de mort, offrant un revers aux tourments désespérés des protagonistes de Hotel by the River, la mort s’étant infiltrée dans le cinéma de Hong avec ce film et Grass, sortis tous deux en 2018. Aux pleurs qui concluaient le premier, In Front of Your Face substitue en épilogue un rire aussi surprenant qu’émouvant, une moquerie pleine de tendresse envers ceux qui demeurent irrémédiablement enfermés en eux-mêmes. Nous avons alors l’impression que tout le cinéma de Hong tendait vers ce point depuis ses débuts, depuis sa rencontre liminaire avec Bresson, et que le cinéaste parvient maintenant à capter cette grâce autour de laquelle il tournait, en rejouant encore et encore les mêmes moments, les mêmes rencontres, de film en film comme à l’intérieur d’un même film, s’en approchant sans jamais l’atteindre, trop fugitive. Lui aussi, semble-t-il, a enfin réussi à voir ce qu’il y a in front of his face, et il a trouvé, comme si elle était cachée derrière sa propre évidence, toute la beauté du monde.

 

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Critique publiée le 16 octobre 2021.