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Synecdoche, New York (2008)
Charlie Kaufman

Figé entre deux infinis

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Charlie Kaufman s'est toujours intéressé aux méandres de l'esprit, décortiquant les dédales du cerveau comme on explore un labyrinthe. Ses scénarios s'évertuent à dépeindre la nature non-linéaire de l'expérience humaine, exposant une mécanique synaptique souvent déréglée. Si il y a un « message » à glaner de ses histoires, c'est que la vie n'est pas simple - il est impossible de la réduire à une suite d'événements clairement délimités, vécus de manière continue. D'où cette impression de confusion se dégageant de ses oeuvres, même les plus achevées; Kaufman laisse à découvert la charpente de ses réflexions, refusant la clôture comme moyen de mettre un terme au processus entamé par l'objet filmique. Ses fictions semblent douter de leur propre existence, se perdant à l'instar de leurs protagonistes dans de multiples strates de réalités - ou différents stades de conscience qui rendent la réalité insaisissable. Ce sont en ce sens des fictions qui s'assument en tant que constructions de l'esprit, aussi métafilmiques que métaphysiques. Malgré la modernité de leurs préoccupations et l'éclatement de leurs structures, les films issus de son écriture demeurent pourtant très littéraires. Dans une certaine mesure, ils tentent de répondre à cette question maintes fois posée: comment peut-on, par un art de l'image, explorer l'intériorité des personnages comme on le fait si aisément dans le roman? Cette problématique en est une de traduction; comment peut-on faire du cinéma un équivalent de la littérature, et mettre en scène ce qui s'écrit si simplement?

Jusqu'à maintenant, Kaufman avait pu compter sur d'excellents réalisateurs - issus du monde du vidéoclip - pour répliquer à ses idées provocantes par des illustrations novatrices: Spike Jonze (Being John Malkovich, Adaptation) et Michel Gondry (Human Nature, Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Même George Clooney, qui signait avec Confessions of a Dangerous Mind sa première réalisation, avait su trouver des moyens originaux pour représenter les multiples pirouettes temporelles auxquelles carburait la narration de cette biographie peu conventionnelle. Mais, avec Synecdoche, New York, le scénariste fait enfin le grand saut derrière la caméra pour lui-même mettre en scène sa création la plus ambitieuse à ce jour: une oeuvre totale sur l'art et la mort, consécration de cette schizophrénie à ciel ouvert qu'il offre en pâture à son public depuis le formidable Being John Malkovich de 1999. Cultivant l'apparence d'un brouillon, reproduisant l'éparpillement créatif de son protagoniste principal, le « premier » long-métrage de Kaufman entretient une confusion qui est au fond l'essence même de son propos sur la représentation des individus: comme s'il fallait tout embrasser simultanément pour aspirer à une quelconque vérité, ou plus encore comme si le chaos était la matière première de l'univers et par extension de l'oeuvre d'art. Et Synecdoche, New York, courageusement, plonge tête première dans les eaux troubles de cette aspiration créative absolue - à la fois acte et essai sur l'acte.

Dramaturge névrosé, obsédé par sa propre mort et hypochondriaque à ses heures, Caden Cotard (Philip Seymour Hoffman) se lance suite au départ de sa femme (Catherine Keener) et de sa fille dans l'élaboration d'une expérience vivante - un théâtre à grande échelle où l'art se nourrit en direct de la vie, où la pièce refuse de prendre une forme fixe et progresse au gré des soubresauts du réel vers une densité toujours plus inextricable. Ce jeu entre le vécu et la fiction deviendra de plus en plus complexe, jusqu'à ce que Caden lui-même se fasse substituer à la mise en scène pour ne devenir qu'un acteur parmi les autres sur cette gigantesque scène où chaque rôle est au fond un fragment de l'esprit de son créateur. Compliqué, dites-vous? Caden est peut-être ou non en plein coeur d'un rêve. Certains indices nous portent à croire qu'il est peut-être mort, ou en train de mourir. Synecdoche, New York est dans une vaste mesure une énigme insaisissable, sans conteste ouverte à la spéculation, où pourtant le propos comme tel est étonnamment limpide. Le discours surgit là où les détails de l'anecdote deviennent nébuleux, justement parce qu'il n'existe plus de tangible que cette lente et pénible dégradation qui mène inexorablement à la mort. Et, au-delà de la création, c'est le spectre de cette mort qui plane sur chaque scène du film et lui impose ce ton morose - cette funeste atmosphère où l'humour des scénarios précédents de Kaufman cède progressivement le pas à une mélancolie sans réserve.

Autrefois cocasse, malgré le malaise qu'elle évoquait, l'imagerie absurde de l'auteur s'est obscurcie pour devenir franchement étouffante: avec ses mises en abîme se repliant sur elles-mêmes et ses relents d'existentialisme grisâtre, Synecdoche, New York est un film où l'infini rend claustrophobe. Le drame du personnage interprété par Hoffman est de ne pas savoir où se situer entre l'intériorité sans fond et le monde extérieur s'étendant lui aussi à l'infini. Perdu entre ces deux pôles incertains, condamné à errer en pensées entre sa conscience de l'atome et du cosmos jusqu'à ce qu'à l'instar de tout il s'éteigne tout bêtement, Caden Cotard n'est au fond metteur en scène que de sa propre existence; et ce qu'affirme Kaufman avec conviction, c'est que chaque être humain occupe au quotidien cette fonction d'organisateur, de raisonneur du réel. Synecdoche, New York est un film trop vaste, fragmenté et intimidant, à l'image de la vie elle-même. Sa grande force est de refuser les réponses faciles, les solutions miracles concoctées par les marchands de philosophie à rabais pour tempérer les craintes fondamentales qu'il évoque. En acceptant le désordre et l'incertitude, en choisissant de sonder les profondeurs troubles de l'esprit plutôt que de les occulter, Charlie Kaufman s'approche d'une véritable solution tout en acceptant, lucide, qu'il n'en existe pas vraiment...
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Critique publiée le 18 novembre 2008.