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A Touch of Sin (2013)
Zhang-ke Jia

Il était une fois, la Chine d’aujourd’hui

Par Ariel Esteban Cayer
Ainsi nommé en référence à l’iconique wu xia pian taïwanais A Touch of Zen, réalisé par King Hu en 1971, A Touch of Sin surprend en s’appropriant plusieurs codes du cinéma de genre – du thriller de vengeance à l’américaine au wu xia, en passant par la romance adolescente sur fond de drame social. Jia Zhang-ke dévoile ici un 10e long-métrage plus franchement stylisé, lui qui nous a habitués à un mélange habile de fiction et de réalisme dur qu’il délaisse presque entièrement (une tendance caractéristique de la 6e génération du cinéma chinois et de sa forme du « nouveau » documentaire). Dans ces quatre tableaux inspirés de faits réels et portant sur quatre personnages subtilement connectés entre eux, Jia explore le territoire sur le registre de l’épopée : traversant son pays du Nord au Sud, pour finalement revenir à Shanxi, province minière du Nord où l’action débute avec grand éclat. 
 
En effet, le premier volet nous introduit à Dahai (Jiang Wu), le tigre. Ouvrier minier stoïque et bourru, il décide d’éliminer la corruption gangrénant son village, fusil de chasse en main. Faisant écho au film de vigilante américain entièrement adapté à un nouveau contexte, c’est armé d’une simplicité narrative désarmante et viscérale que Jia entame son récit, nous présentant un premier guerrier qu’il est impossible de méprendre pour autre chose, point d’entrée dans l’univers de violence qui déferlera aussitôt en trois histoires plus complexes. Entraperçu au tout début du film, sillonnant la route vers Shanxi, Zhou San (Wang Baoqiang), affublé d’une tuque à l’effigie des Chicago Bulls, vient déjà compliquer ce portrait de révolte violente. Deuxième protagoniste, il retourne voir sa famille pour le Nouvel An à Chongqing au centre-sud du pays et se retrouve accablé de problèmes d’argent qu’il ne pourra qu’adresser, lui aussi, fusil en main. 
 
King Hu – on y revient avec la troisième trame narrative – la guerrière de A Touch of Zen réincarnée d’une certaine manière dans Xiao Yu (Tao Zhao), ici réceptionniste d’un hôtel-sauna miteux d’une petite ville de la province de Guangzhou, au Sud. Elle s’y rendra d’ailleurs principalement à pied, renvoyant aux périples épiques du wu xia pian. Autant de récits (cinéphiles) semblent exister sous la surface de la Chine moderne, grisâtre et en grand manque de figures héroïques qui ne soient pas celles de l'État. Finalement, un sombre présage viendra clore le cycle de violence: dans un dernier segment mettant en scène un adolescent sans nom originaire du Hunan (Zhang Jia-yi), le protagoniste est forcé de trouver un nouvel emploi de serveur dans un bordel de luxe pour riche entrepreneur, des types que Dahai flinguait avec joie quelques scènes plus tôt. L’héroïsme de l'un s'emboîte dans l'autre, revenant ainsi toujours à l’individu jusqu'à ce qu'il soit trop lourd à porter.
 
La structure fragmentaire devient cumulative, à la fois voyage initiatique dans une Chine déréglée et portrait de toutes les sphères d’abus sociaux s’y recoupant du Nord en Sud. Le nationalisme abstrait des légendes d’autrefois fait place à un réalisme social exalté que Jia évoque maintenant à travers un cinéma plus stylisé, délaissant l’approche documentaire qu’il privilégiait dans le passé, et qui conférait une cohérence à des projets aussi variés que The World (2004), Still Life (2006) ou 24 City (2008). Il en va de soi, car cette violence omniprésente, Jia nous la jette au visage, la désignant comme symptomatique d’une Chine se détruisant elle-même de l’intérieur, sous prétexte de s’enrichir communément. Véhiculant le tout en termes simples (des termes de cinéma populaire), Jia présente un univers où mythe et réalité se frôlent de très près. Ouvrant par exemple son film sur une tuerie au fusil de chasse, il n’y aura rien de plus naturel, un segment plus tard, pour un autocar au complet d’être inondé par les coups de feu d’Exiled de Johnnie To, présenté comme divertissement de voyage, mais également comme franc rappel du héros capitaliste qu’on associe à la Chine et son cinéma de genre des années 80 et 90. De même, lorsque Xiao Yu en viendra à se venger de ses oppresseurs, elle le fera avec la grâce d’une Chen Pei-pei ou d’une Feng Hsu, Zhao adoptant pendant quelques secondes le maniérisme de ces héroïnes androgynes du wu xia, et Jia armant sa mise en scène d’un dynamise de film d’arts martiaux qu’on ne lui connaissait pas, mais qui s’avère immensément maîtrisée. 
 
Et autant Jia crée-t-il des guerriers nouveau genre, autant ceux-ci renvoient à cette dure réalité qui viendra à bout du dernier personnage présenté. Au cumul des courtes histoires, ils en viendront à former un portrait sidérant, doucement enragé, voire quasi mythique de la Chine contemporaine – une impression renforcée pas l’abondance de symbolisme animalier accompagnant tous les personnages lors de leur récit. Constat puissant des inégalités économiques et de la soif de développement aveugle qui ravage le pays, la violence institutionnelle s’y traduit donc en violence physique; la même qui, dans l’imaginaire du wu xia pian, était bien souvent une question d’honneur entre preux guerriers. Dans cette optique, c’est peut-être simplement dans son titre original, Tian zhu ding, « destinée », ou « cieux », que A Touch of Sin s’avère révélateur de cette douce ironie de l’inéluctable : il n’y pas de preux guerriers dans A Touch of Sin, mais un retour à l’héroïsme individuel d’autrefois s’y glisse, comme s'il n'y avait plus que ça à quoi l'imaginaire collectif pouvait s'accrocher.
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Critique publiée le 14 janvier 2014.
 
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