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Star Wars: The Rise of Skywalker (2019)
J.J. Abrams

L'empire contre-attaque

Par Mathieu Li-Goyette

Il y a quarante-deux ans, dans un cinéma lointain, très lointain, un jeune rêveur, amateur de bolides de course et de cinéma expérimental, voyait contre toutes attentes son nouveau film sortir en salle : Star Wars, simplement nommé, scénarisé, imaginé (Akira Kurosawa rencontre Flash Gordon dans un paysage d’ascendance fordienne), avec quelques éléments de complexité bien choisis (le montage au premier chef, cadencé par Marcia Lucas ; le son de Ben Burtt, avec ses bruits de sabre laser créés à partir de bruits de projecteurs 35 mm tournant à vide ; l’accompagnement de John Williams, les costumes, les créatures…). Alternant entre la simplicité narrative et la complexité visuelle et sonore, Star Wars, au moins jusqu’à aujourd’hui, aura été une trépidante aventure opérant au rythme de cette fusée lancée depuis son premier générique d’ouverture.

Quarante-deux ans plus tard, The Rise of Skywalker a la lourde tâche de terminer la nouvelle et dernière trilogie, ainsi que de servir de point d’orgue à l’ensemble de la saga des Skywalker. Tâche doublement lourde, car les épisodes précédents, Force Awakens (2015) et The Last Jedi (2017), avaient entrepris un travail à la fois de rénovation et de subversion de la saga qui avait fortement séduit et ému. Abrams lançait le bal en faisant la promotion de son tournage sur pellicule et de ses marionnettes, travaillant de grandes obliques dans l’espace (à coups de longs travellings sur la terre et d’étourdissants tournoiements dans le ciel), une profondeur de champ qui renouait avec le lointain du réel, la légende du mythe intergénérationnel, faisant apparaître à l’horizon les ruines d’un ancien monde retrouvé. La promesse de redevenir du cinéma, de retrouver l’impulsion originelle, accompagnait parfaitement ce film sorti au mitan d’une décennie marquée par la nostalgie des années 80 et de l’analogique. Quant à Rian Johnson, qui, on peut le dire maintenant, a signé de loin le meilleur film de ce dernier tiercé, il plongeait un monde somme toute harmonieux dans un nouveau sentiment d’urgence, né d’une subversion graduelle, finalement totale, des éléments qui semblaient jusqu’alors constitutifs de Star Wars. C’était pour lui l’occasion de reposer les questions fondatrices (cette Force est-elle dogmatique ou spirituelle ? doit-on venir d’une lignée pour s’inscrire dans cette histoire ?) afin de moderniser les tropes catho-chevaleresques d’une saga qui étouffait sous sa propre sacralisation. Loin du démagogue cynique peint par les versants les plus toxiques de la communauté des fans, Johnson était bel et bien parvenu à rénover le cœur de Star Wars, démocratisant la Force, déconstruisant le déterminisme familial qui structurait l’ensemble, dans une sorte de geste suicidaire alliant une récupération postmoderne des clichés de la franchise à une réflexion de fond sur l’héroïsme et ses vanités.

Or si le coscénariste de Rise of Skywalker, Chris Terrio (Argo, mais aussi Batman v Superman et Justice League), affirmait récemment en entrevue que ce film final, à l’instar des bons derniers épisodes de n’importe quelle trilogie, fonctionnait comme la synthèse de la thèse et de l’antithèse qui l’avaient précédée, c’était sans doute pour dissimuler la véritable « force » à l’œuvre dans cet ultime film, celle d’un empire, Lucasfilm (ou Disney, ça n’a plus d’importance), à vouloir plaire à tout prix à tous ceux en âge de parler.

Il faut le dire et se tenir en le disant : Rise of Skywalker est un film à peine fonctionnel, une conclusion médiocre à la dernière trilogie et une finale historiquement décevante aux huit épisodes précédents en ce qu’il est le pire film du lot. Un film qui débute avec tellement de trac, tellement de gêne à passer après ce qu’il renie constamment, ce Last Jedi et tout l’héritage de Johnson qui, à quelques exceptions près, se trouve ici violemment écarté, un film donc lancé d’emblée dans un exercice d’antagonisation intra-structurel. Le scénario de Terrio et d’Abrams s’attaque ouvertement à celui qui l’a précédé avec un méthodisme dont la rigueur, tordue, avare, jalouse, stupide, procure à Rise of Skywalker une amertume complètement inédite et détonante dans la saga ; jamais, du moins pas de mémoire récente, semble-t-on avoir vu un film aussi belliqueux contre ce qu’il pouvait devenir, c’est-à-dire profondément réticent à toute forme de risque, de détournement, de surprise, au point où, alors qu’il s’agit d’une histoire d’amitié et de solidarité, cet opus carbure plutôt sur une hargne désastreuse et morbide, qui débute par le rappel à la vie (inexpliqué, inexplicable) de l’Empereur Palpatine, dont l’apparition en fin de parcours, sans réelle motivation rétroactive à cette dernière trilogie, révèle surtout une forme d’improvisation filée qui mène le bal depuis le rachat de Lucasfilm par Disney.

Ce dernier épisode, flasque comme le sont les blockbusters les plus génériques des dernières années, se replie donc sur une myriade de gâteries faciles, éparpillées à travers une quête dont le classicisme tonitruant peine à dissimuler sa structure creuse sortie d’un jeu vidéo (« allez là-bas, ramassez cet artéfact, puis allez-là bas et ramassez cet autre artéfact »). À travers ce rythme haletant qui alimente la première moitié d’un film fonctionnant comme une chasse aux œufs de Pâques, beaucoup de nouvelles planètes, beaucoup de nouveaux personnages secondaires, beaucoup d’interactions comiques et expéditives qui cherchent à coincer, en une heure d’aventures, ce qu’Abrams — on l’imagine — aurait voulu voir de l’épisode VIII : une aventure à trois, où Rey, Finn et Poe se réunissent enfin comme l’étaient Luke, Leia et Han, à la différence majeure qu’il ne s’agit pas des mêmes personnages, que leurs trajectoires individuelles recelaient des richesses inédites que l’obsession de Rise of Skywalker pour le calque empêche de faire croître.

En forçant la main au récit, Abrams et Terrio posent lourdement les bases d’un dernier acte qui s’égare trop loin des émotions de ses personnages, trop précipité qu’il est de nous faire arriver à une conclusion dont les ressorts spectaculaires (des armadas innombrables et des canons destructeurs de planètes par milliers) ne s’avèrent ni intéressants symboliquement (parce que le scénario est profondément apolitique alors que la politique a toujours été le nerf de cette guerre des étoiles), ni intéressants dynamiquement (parce qu’il s’agit sans aucun doute de la mise en scène la moins inventive qu’ait signé Abrams dans sa carrière). Les formes mécaniques se mêlent aux effets magiques, les créatures croulent sous les formes humaines, les lasers rencontrent platement les sabres laser et eux les éclairs, le tout dans une sorte d’homéomorphie visuelle qui, en essayant de passer pour une harmonisation suprême, finit en bouillie, d’autant qu’elle trahit carrément la promesse de cinéma qui avait été formulée par ce même Abrams alors qu’il était aux commandes de Force Awakens.

Cette trahison, qui demeurera exemplaire dans l’histoire hollywoodienne, est symptomatique d’une industrie dont l’esprit créatif a capitulé au profit d’un équilibre impossible à maintenir entre, d’une part, les communautés de fans, dont la geekitude collective, bien qu’elle soit renseignée, passionnée, légitime, se construit autour d’exigences holistiques qui découragent les prises de risque, et d’autre part, le plus large public possible, qui serait peu au fait des références passées. Or rien de ces deux pôles n’aurait véritablement dû faire dévier la franchise de sa direction naturelle, qui aurait dû persister, à l’instar de la persistance qu’a eu George Lucas a raconté le récit de ses antépisodes en ignorant les plaintes publiques, privilégiant la bonne tenue d’une histoire où l’unité narrative et thématique a toujours primé sur le « monde extérieur » ; après tout, cette galaxie était censée être lointaine.

Sorte de cocktail consensuel brassé à partir d’ingrédients repiqués à Avengers: Endgame, Dark Knight Rises et surtout aux derniers Harry Potter, Rise of Skywalker coupe les personnages et leurs interprètes géniaux de scènes où ils peuvent briller. Alors que Daisy Ridley est plus convaincante que jamais dans le rôle de Rey, Adam Driver se voit donner bien moins de matière que dans l’épisode précédent, le rapport entre les deux s’articulant maintenant comme une relation toxique que le film souligne à outrance sans jamais la résoudre réellement (Driver est présent, mais n’a pratiquement aucune ligne de dialogue dans tout le dernier tiers du film). Ainsi, si le film présente quelques réussites à travers son déluge nostalgique, il échoue pourtant à faire vibrer le noyau émotif de la franchise, oubliant que les coups de sabre y étaient surtout les prolongements des coups du cœur. La pauvreté des chorégraphies comme l’ininventivité d’une mise en scène qui ne fait preuve d’aucune bravoure s’alourdit au fur et à mesure que le métrage s’écoule, que la conclusion approche et que l’excitation poursuit sa chute. On reconnaîtra ça et là des hommages et des inversions visuelles cherchant à se rattacher à la saga (comme le combat en mer qui rappelle celui sur la mer de lave du troisième épisode), mais rien qui ne puisse compenser réellement la pauvreté générale du scénario et de ses enjeux parachutés. Coupant chaque développement de personnage, et des nouveaux venus a fortiori, par un montage expéditif et émotionnellement arythmique (le temps manque sur chacun des plans les plus importants du film), oubliant que l’élégance épique de Star Wars était aussi le fait d’un montage en balayages qui évoquait le conte et sa patience narrative, Rise of Skywalker s’avère un film ridiculement précoce, qui manque visiblement de préparation, au même titre que ses arcs narratifs se déploient et se concluent trop vite, que ses grandes résolutions se murmurent dans une hâte de manège que personne ne désirait.

Au bout du compte, la leçon de cette trilogie aura été que même les créateurs peuvent échouer à apprendre des personnages qu’ils inventent, et que les visées divergentes qu’on se fait des héritages métanarratifs sont un sujet de spectateur, pas de cinéaste. La leçon, pour Hollywood et pour la suite inévitable de l’univers de Star Wars, est que le cinéma ne doit pas répondre des fans, dont l’amour sémantique et thématique est suffisant pour noyer toute impulsion cinématographique. En cela, J.J. Abrams aura fini de prouver qu’il n’est pas de la même étoffe que celle des cinéastes à qui il rend maladivement hommage et qu’à son tour, la tentative « d’entrer dans la légende » qu’il plaque sur son film et sur son héroïne est l’allégorie parfaite de sa propre incapacité à voir au-delà d’images dont l’iconicité publicitaire est le grand leurre du cinéma hollywoodien contemporain.

Ainsi Rise of Skywalker fait tomber le rideau sur une saga à l’exceptionnalité désormais dissipée, comme un dernier espoir ravalé par le reste, avec un hommage conclusif à Lucas (le dernier plan de Star Wars renvoyant au dernier plan d’un autre film de Lucas…) dont la déférence sincère cache en fait une réalité d’une tristesse profonde et sèche : c’est terminé.

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Critique publiée le 20 décembre 2019.