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Premier amour, version infernale (1968)
Susumu Hani

Sur l'identité des oignons 

Par David Fortin

« When you peel a cabbage the core comes out. What comes out when you peel an onion ? »

 
Premier amour, version infernale de Susumu Hani est un des films emblématiques de la nouvelle vague cinématographique japonaise. À l’image des autres films de cette vague ayant été conçue en pleine période de changement social, il traite de sujets tabous ainsi que de la réalité de la nouvelle génération d’après-guerre, tout en proposant une approche cinématographique plus expérimentale. Contrairement à plusieurs cinéastes japonais de la vague, Hani n’a pas commencé dans les studios. Dès ses débuts, il fait plutôt ses films de façon indépendante, comme pour Premier amour, version infernale qui est sorti de la Art Theatre Guild, un des studios indépendants les plus créatif et radical de l’époque. Ayant débuté dans le documentaire, Hani se fait remarquer dès ses premiers films (Children Who Draw Pictures qui remporte le prix Robert Flaherty en 1957, Bad Boys qui est consacré meilleur film de 1961 par Kinema Junpo, Elle et lui qui remporte le prix de l'OCIC à la Berlinale de 1963), mais c’est Premier amour, version infernale qui viendra braquer les projecteurs internationaux sur ce cinéaste (le film est un succès local, autant critique que populaire, en plus de se faire remarquer en festival).
 
Si ses premiers documentaires montraient des êtres voulant vivre en marge de la société, avec Premier amour, version infernale il se concentre sur des personnages en marge qui cherchent à la réintégrer. Un de ces personnages est Shun, un jeune homme timide et introverti qui a des sentiments pour Nanami, une fille extravertie qu’il vient de rencontrer. Il travaille comme orfèvre pour son père adoptif tandis qu’elle est modèle nue pour des photographes ainsi que danseuse dans un peep-show. Le film s’ouvre avec Shun et Nanami qui vont dans une chambre d’hôtel afin d’assouvir leur désir et y perdre leur virginité, mais suite à l’échec de Shun à passer à l’action, ils se livrent plutôt à une profonde discussion sur leur passé respectifs. Chacun partage avec l’autre une partie de son for intérieur et voit alors un écho de ses propres questionnements chez l’autre. Dès lors s’en suivra une relation qui se développe lentement, basée sur des échanges et éventuellement des conflits. Dans leurs multiples interactions, Shun ira puiser dans son subconscient des souvenirs refoulés et devra faire face à ses démons. Le film devient peu à peu une démonstration, parfois surréaliste, du parcours psychosexuel d’un adolescent pour lequel on perçoit toute la douleur de l’émergence de l’adolescence au monde adulte, avec le lot de confusions associé à l’éveil sexuel et aux premiers sentiments amoureux, surtout lorsque les fondations de cet éveil viennent des traumatismes de l'enfance.
 
Par ce portrait intime, c’est aussi le portrait de la jeunesse japonaise qui s’impose dans les années suivant le boom économique du pays. Avec un regard documentaire, le cinéaste observe la vie d’une certaine jeunesse et surtout d’un groupe d’individus en marge d'un Tokyo qui se modernise. Le conflit intérieur de cette génération qui rejette les démons reliés au passé s'observe en écho du conflit de Shun, ou même de celui de Nanami. Comme il l’avait déjà démontré dans son premier film de fiction Bad Boys, où il suivait des jeunes délinquants, Hani s’intéresse aux marginaux et aux laissés-pour-compte de la société. Ce trouble intérieur se manifeste cinématographiquement de diverses manières, tant sonores que visuelles, dirigeant le film dans des moments formels plus expérimentaux. La structure narrative non chronologique est par moment conçue comme un flot de pensées et de souvenirs, où passé et présent interfèrent, où le réel et l’imaginaire se confondent. L’espace mental du protagoniste est alors exploré dans des scènes aux images oniriques. C’est tout l’intérieur de ses personnages que le réalisateur cherche à exprimer par le cinéma, avec tous les changements et les contradictions que cela peut engendrer. Ces inserts visuels ou sonores viennent autant ajouter à la compréhension que brouiller les pistes, créant des contrastes qui impactent sur la perception du spectateur ainsi que sur son jugement des personnages. Le cinéaste s’arrange pour installer un état d’incertitude et de tension entre le film et les spectateurs. Le gardant hors de sa zone de confort. Par exemple, dans la fameuse scène du spectacle privé de sadomasochisme capturé avidement dans l’objectif de quelques photographes invités, on voit l’organisateur de la soirée prendre un plaisir pervers au spectacle. Cette scène est entrecoupée de moments du quotidien de ce personnage avec sa famille, rappelant l’humain « conventionnel » de tous les jours qu’il est aussi, confrontant ainsi le jugement du spectateur et le laissant dans un état vulnérable d’incertitude. Ce genre de montage en parallèle est aussi appliqué à plusieurs scènes ; des scènes du passé où Shun est enfant, le montrant vulnérable sous l’emprise de son père adoptif, font écho à la scène du présent, lorsqu’il est lui-même avec une enfant pour qui il développe une étrange amitié — les causes et les effets de la filiation se font en filigrane du montage même du film. L’œil du documentariste se fait aussi sentir lors de quelques scènes de rue semblant parfois capturées sur le vif (l’homme qui se déshabille dans la rue) ou recréées (la scène géniale de la vendeuse de disques « pour solitaires ») qui viennent encrer le film dans son milieu urbain, dans le Tokyo de 1968.
 
Une énigme qui est lancée à Shun à deux reprises par la petite enfant explique en fait toute la structure du film : « Lorsque vous épluchez un chou, le noyau sort. Qu’est-ce qui sort quand vous épluchez un oignon? ». Le film explore les êtres en leur retirant les différentes couches qui les composent jusqu’à ce qu’on arrive à ce for intérieur qui les définirait et qui finalement ne correspondrait pas à ce qu’on croyait d'abord y trouver. De cette même manière, lorsque Shun explore sa vie intérieure, épluchant les couches lui permettant d’atteindre son « noyau », c’est tous les chagrins et les souvenirs de son enfance qui s’y cachaient qui en ressortent. En ce sens, la scène mémorable d’hypnose vient habilement l’aider (et nous aider) à voir justement ce qui se cache sous ses couches, un mal nécessaire pour arriver à mieux poursuivre un chemin difficile, mieux déjouer une trajectoire qu’on pense tracée d’avance. Ces étranges scènes d’enfants avec des masques courant dans les ruines viennent d’ailleurs aussi nous parler du film, qui retire lentement son masque au fur et à mesure qu’il avance. Si la scène d’introduction nous donnait l’impression qu’on allait vers une scène de sexe, laissant présager un film d’exploitation, on s’aperçoit par la suite qu’on aura plutôt droit à une conversation. Le film déjoue régulièrement les attentes en retirant ses masques, un à la fois. Au fond, ce qui intéresse Susumu Hani, c’est de jeter un regard sur la nature profonde des êtres autour de lui par le biais d'un voyage cinématographique dans l’inconscient, tant personnel que collectif.
 
L’approche de Hani avec ce film ouvrira ensuite la voie à plusieurs autres cinéastes qui seront de près ou de loin influencés par son travail, du Funeral parade of roses de Toshio Matsumoto au Suzaku de Naomi Kawase. Avec l’aide de son coscénariste Shuji Terayama (Emperor Tomato Ketchup, 1971 ; Pastoral to die in the country, 1974), Hani a créé avec Premier amour, version infernale une évocation onirique et poétique de la confusion des premières amours, de l’éveil sexuel et de la répercussion des premiers traumatismes. Il a su dresser le portrait d’êtres fragiles en abordant des sujets tabous avec empathie, tout en expérimentant avec le langage cinématographique. Il s’en dégage une liberté totale.
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Critique publiée le 4 juin 2018.