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Hard to Be a God (2013)
Aleksey German

Le royaume de la merde

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Hard to Be a God s’enfonce dans l’abîme, titube dans la grande noirceur qu’il déploie sans compromis. Ce n’est pas tant un film qu’un immense cloaque, le spectacle total d’une humanité s’enlisant dans la merde et l’obscurantisme, esclave de la laideur qu’elle cultive et de la violence qu’elle s’inflige. Par son synopsis, sommairement esquissé tel un fondement immuable sur lequel repose le regard qu’il pose, le film pousse son spectateur à contempler la civilisation humaine à la manière d’un étranger : un groupe de Terriens est envoyé sur une planète prisonnière de son ère médiévale, avec l’ordre de ne pas intervenir. Hard to Be a God est entièrement articulé autour de cette impuissance qu’il érige tel un commandement irrévocable. Sa mise en scène est un acte d’immersion intransigeant, un éprouvant point de vue subjectif qu’elle trimballe d’une horreur à une autre, parmi les corps pendus et les engins de torture d’une atrocité sans nom, à travers des champs infinis de charogne pourrissante.
 
Monument fétide sculpté à même la viande gangrénée, l’urine, le vomi, le crachat et le sang séché, Hard to Be a God est un monstre qui s’inscrit dans la durée puisque l’enfer est éternel. Il est dur d’être un Dieu, affirme-t-il avec une furieuse insistance, puisqu’il est éprouvant d’être condamné à voir sa propre création se cannibaliser jusqu’à ce qu’elle soit réduite au néant par ceux-là mêmes qui devaient au contraire la transcender. Ici, la violence emporte tout sur son passage ; elle assimile l’homme à la bête, l’incite à traquer les poètes et les intellectuels pour les exécuter. C’est ainsi que s’étend la grande noirceur ; l’humanité renie la culture et embrasse la barbarie, tandis que la caméra s’y vautre et s’y débat, ne cherchant plus réellement à y échapper puisqu’elle se sait d’ores et déjà maudite. Elle s’écroule et succombe à la folie, écartelée entre le rire possédé et le hurlement de désespoir alors qu’elle traverse le désert grotesque de cette fin des temps refusant de prendre fin. Le recours quasi systématique au plan-séquence accentue l’impression d’un enfermement, d’une séquestration.
 
Dix ans de sacrifices auront mené à cet ultime long métrage du cinéaste russe Alexeï Guerman, mort peu de temps avant d’avoir pu achever cette entreprise titanesque ayant le courage terrible d’assumer jusqu’au bout sa propre absurdité. Tout au long du film, c’est le motif aussi vil qu’étourdissant de la régression qui est inlassablement répété — jusqu’à ce que ce « Dieu » que nous suivons depuis le début ne s’effondre au sol, rampant à quatre pattes coiffé d’un casque cornu, à la manière d’un bovin désemparé qui se rend de son propre gré à l’abattoir. Apocalyptique, le film effectue une sorte de mouvement circulaire autour de ce brasier incandescent qui le consume de l’intérieur. Son protagoniste est à la fois victime de son immortalité et de sa lucidité : il est assujetti à celles-ci, contraint de voir et de revoir, de toujours devoir regarder sans jamais pouvoir échapper au terrible don de la conscience et de l’omniscience. C’est une vision vorace, inexorable ; le regard se déplace et le spectateur est enchaîné à son inlassable mouvement.
 
Les images se succèdent ainsi à l’écran, s’entredévorent, se défèquent les unes les autres : un chien transpercé de bord en bord par une flèche errant parmi les ruines, un enfant armé marchant au beau milieu d’un charnier, des tripes encore chaudes se déversant sur le sol et des cœurs battants arrachés aux corps des vivants. C’est le devenir viande de l’être humain qui est ainsi exposé, la frontière qui le sépare de l’animal qui se brouille jusqu’à ce qu’elle ne s’efface. Dans les derniers instants du film, au beau milieu d’un moment d’accalmie si dissonant qu’il en est déroutant, un enfant demande à un adulte s’il aime cette musique qui joue en arrière-plan. L’adulte ne trouve à lui répondre qu’il ne le sait pas. Comme si le langage même de l’art avait enfin été éradiqué, comme si la capacité même d’être sensible à une succession de notes était définitivement perdue. Voilà d’ailleurs le plus saisissant des constats du film : l’humanité sans la culture, sans cette capacité qu’elle implique d’apprécier la beauté, est condamnée à se dissoudre et disparaître dans l’ignorance et l’insignifiance.
 
Expérience viscérale, rigoureuse au point d’être asphyxiante, l’œuvre relève de la plus impitoyable des épreuves physiques et mentales — à ce point prégnante que ses images convoquent dans notre esprit l’odeur nauséabonde de ces montagnes d’excréments qui s’accumulent, les exhalaisons putrides de ces cadavres abandonnés qui se décomposent lentement. Testament désespéré, Hard to Be a God abdique à bout de forces à cette déraison qui le guide, capitule à cette logique de l’extermination qui lie les unes aux autres ses fresques dantesques. La guerre n’y engendre que la guerre, l’Histoire s’y répète à perpétuité ; c’est un cycle infernal auquel il est impossible de se soustraire. Le film, par sa forme, rend la fuite impensable. Les quelques fondus au noir qui le ponctuent font l’effet d’évanouissements temporaires : comme si l’œil, saturé, s’accordait un répit illusoire. Mais, tôt ou tard, le carnage reprend de plus belle. Le massacre se poursuit. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette seule phrase, proférée avec un dégoût consterné par celui qui ne devait qu’observer : « je tuerai tout le monde ici-bas. »
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Critique publiée le 26 février 2016.