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Destierros (2017)
Hubert Caron-Guay

Exil au bout de la nuit

Par Philippe Bouchard-Cholette
« La photographie de mon fils mort n’a servi à rien », disait il y a deux ans le père d’Alan Kurdi, ce petit garçon syrien échoué sur la plage, devenu malgré lui un martyr de la crise migratoire en Europe. Trois ans après l’élan de compassion international suscité par l’image, la floraison putride des xénophobies et des nationalismes populistes se poursuit partout en Occident, tandis que les réfugiés continuent de mourir par milliers entre les frontières. Est-il naïf d’accorder aux images le pouvoir d’altérer durablement les consciences ? Si oui, que pouvons-nous attendre d’elles ? Peut-être, simplement, d’extraire à la masse abstraite de la misère humaine les êtres singuliers qui s’y trouvent pris, et de faire reconnaître leur existence.
 
C’est ainsi que procède Hubert Caron-Guay dans son premier film, Destierros, par rassemblement de visages et d’histoires individuelles.Les réfugiés dont il est question ici cherchent à atteindre les États-Unis à partir du Mexique pendant l’été 2016, au moment où Donald Trump promet à la nation américaine la construction d’un mur qui la protégera des « criminels » et des « violeurs ». Nous pourrions bien sûr voir en Destierros une réponse à la rhétorique haineuse et aux politiques alarmantes de celui qui est devenu président. Caron-Guay, toutefois, évite de réduire l’ampleur du problème à un simple fait d’actualité. Le film s’intéresse aux parcours des réfugiés, aux raisons qui les ont poussés à fuir leur pays d’origine, aux obstacles terribles rencontrés en chemin. À mesure que les récits des exilés se font entendre, deux choses deviennent évidentes : l’injustice de la crise humanitaire et l’impossibilité d’en définir nettement les contours. « This has been happening for years … It’s never going to be over », rappelle l’un d’entre eux.
 
D’un camp à l’autre, à bord des trains de marchandises empruntés illégalement, le film retrace le trajet parcouru par les migrants vers les États-Unis, mais cette route n’est pas linéaire. Comme l’individu suivi en filature dans le premier plan, Destierros est une progression dans l’obscurité de la nuit. Caron-Guay construit un espace sans repères, fait de paysages désertés et de plans nocturnes, qui se laisse connoter par la parole des réfugiés. Le cinéaste crée ainsi un imaginaire du non-lieu, au sens où le conçoit l’anthropologue Marc Augé : un espace transitoire, impersonnel, où l’être humain reste anonyme. Caron-Guay recrée le mouvement des réfugiés dans cet espace, avec ses avancées, ses stases et ses boucles — celles imposées par les déportations, un sort qui attend nombre d’entre eux une fois parvenus au Mexique ou aux États-Unis. C’est peut-être la plus grande force du film que de donner une forme à la diaspora, de parvenir à cartographier cinématographiquement les non-lieux des camps et des frontières.
 
Caron-Guay est manifestement un créateur d’images très ingénieux, et il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il ait flirté avec le milieu des arts visuels — son installation vidéo Arroyos, portant aussi sur la question des réfugiés d’Amérique latine, était présentée au Centre d’art Dazibao l’automne dernier. Cependant, les ambitions artistiques du documentaire menacent parfois d’en compromettre la justesse, surtout durant les scènes de témoignages. Caron-Guay ne déroge jamais de son idée de mise en scène (l’interlocuteur est filmé dans le noir, en plan fixe, son visage faiblement éclairé), même quand l’un d’entre eux, pour nous montrer les documents qui prouvent son enlèvement, doit les brandir devant son visage, dans le mince filet de lumière qui lui est accordé. Dans L’héroïque lande — la frontière brûle — un autre film récent consacré aux réfugiés, ceux de la jungle de Calais —, lorsqu’un jeune homme sort son téléphone cellulaire pour nous montrer le visage de ses amis morts en exil, la caméra se rapproche et filme l’écran de l’appareil en gros plan. Deux gestes insignifiants en apparence qui, pourtant, tracent chacun les linéaments d’un rapport à l’autre. D’un côté, celui de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, qui s’efforcent d’adapter leur mise en scène à la manière dont les individus filmés choisissent de raconter leur histoire ; de l’autre, celui de Caron-Guay, chez qui les partis pris esthétiques imposent aux sujets de passer du côté de la caméra plutôt que le contraire.
 
Le problème de Destierros en est donc un de posture, car si Caron-Guay s’intéresse aux distances parcourues par les migrants, il oublie par moments de considérer celle qui le sépare de ces femmes et de ces hommes. La mise en scène des témoignages contraste vivement avec le dispositif « immersif » adopté dans d’autres segments du documentaire, durant lesquels le réalisateur privilégie une caméra mobile et une co-présence du corps filmant avec les corps filmés. Ainsi, lorsqu’un groupe de réfugiés prend la fuite après avoir été repéré par des agents d’immigration, le cinéaste s’enfuit avec eux, sa caméra rivée à la nuque d’un des coureurs... nous invitant, par ce travelling invasif, à occuper un corps qui ne nous appartient pas. Entre une telle stratégie d’immersion (d’appropriation ?) et la position de retrait décrite précédemment, nous en venons à nous demander où se situe Caron-Guay par rapport à ses sujets — et si cela fait partie de ses préoccupations.
 
Serge Daney avait choisi le cinéma pour qu’il lui apprenne « à toucher inlassablement du regard à quelle distance de [soi] commence l’autre ». Un tel apprentissage, bien sûr, ne peut se faire que progressivement et péniblement. Il y a donc des risques à fonder une posture critique sur une telle prémisse, et c’est pourquoi il serait injuste de garder rancune au réalisateur pour ces quelques maladresses. Car ultimement, Destierros doit être reconnu comme un film courageux, qui participe autant à renouveler les formes du documentaire qu’à percer les ténèbres de notre indifférence.
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Critique publiée le 5 février 2018.