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L'héroïque lande – La frontière brûle (2017)
Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

Naissance d’une nation sans nation

Par Sylvain Lavallée
« Birth of a Nation », ainsi est titré le premier chapitre de L’héroïque lande, la frontière brûle, l’épopée (presque quatre heures) de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval : cette référence à l’œuvre de D.W. Griffith n’a rien de fortuit, non seulement parce que les cinéastes documentent bel et bien la naissance d’une nation, celle de cette « Jungle » poussée aux abords de Calais en 2016, près de 12 000 migrants vivant dans des habitations de fortune (essentiellement des bouts de bois et des bâches en plastique), attendant tous semble-t-il de traverser vers une Angleterre qu’ils rêvent meilleure (en France, les coups de matraque les attendent dès qu’ils sortent de leur enclos barbelé), mais aussi parce qu’il faut inventer un nouveau langage qui n’est pas celui de Griffith et du cinéma américain qui l’a adopté à sa suite, avec ses champs contrechamps et ses montages en parallèle qui construisent l’image d’une nation en la confrontant à un Autre (l’Afro-américain, on le sait, dans le cas de Griffith) qu’il faut exclure du récit fondateur grâce à ces figures de montage. Non, ces migrants sont déjà exclus de toute nation, de celle qu’ils fuient comme de celle qui les accueille à contrecœur, alors Klotz et Perceval cherchent un langage du nous, inclusif, qui puisse témoigner de cette nation sans nation (en ce qu’elle contient une foule de nations sans en former une propre) qu’est la Jungle de Calais, en l’intégrant à la nation qui est la leur, celle du cinéma.
 
Le langage employé par les cinéastes se fonde ainsi sur une complicité établie entre leur caméra et ceux qu’elle filme, une caméra qui recueille avec empathie les témoignages des épreuves passées (entre autres la prison, les coups reçus, les amis décédés, les longues marches de pays en pays…), laissant la parole se déployer dans le temps, respectueuse du rythme de cette parole ; une caméra qui cherche les regards des migrants, qui les accueillent pour qu’ils s’adressent directement à la caméra et à travers elle à nous spectateurs qui les accompagnons par l’entremise des cinéastes, une manière de faire brûler la frontière entre nous et eux, de ne pas penser l’écran de cinéma comme un écran justement ; une caméra visible, qui manifeste sa présence dans l’événement au point d’en détourner franchement le déroulement (cette scène merveilleuse où la dispute d’un couple tourne en rire incontrôlable lorsqu’ils se rappellent qu’ils sont filmés) ; une caméra qui s’oppose aux kodaks des journalistes que nous voyons rapidement à un moment, des rapaces se précipitant agressivement au pied de migrants protestataires pour réduire ce qui tient déjà de la mise en scène de façade à un flash sensationnel (le kodak comme caméra superficielle, restant à l’écart de son sujet, méprenant cet écart pour de l’objectivité, cachant sa présence et son influence sur ce qu’elle filme, comme si elle se voulait invisible, perpétuant ainsi les frontières). Klotz et Perceval cherche un langage qui lie, ou qui témoigne des liens qui se sont formés malgré tout dans cette héroïque lande faisant brûler la notion, caduque, de frontière, un langage qui reconnaît l’altérité et la diversité des expériences sans en faire une barrière, qui propose de faire cohabiter une multiplicité de récits plutôt qu’une Histoire à sens unique, laissant derrière elle tous ceux qu’elle considère indésirables, un langage qui honore le sujet filmé, donc, qui s’en inspire pour créer un nouveau cinéma à son image.
 
Enfin, peut-être pas si nouveau, cette démarche n’est pas sans rappeler celle de Wang Bing, entre autres, par cette équipe de tournage réduite au strict minimum (Klotz à l’image, Perceval au son), qui n’attend pas l’approbation des institutions pour aller à la rencontre de son sujet (ils ont tourné pendant un an sans financement), par cette immersion de plain-pied, prolongée, dans une communauté donnée (un tel film n’est jamais trop long, au contraire, il faudrait l’allonger de toutes ces expériences qu’il faut laisser dans le hors-champ malgré tout, et dont on essaie de témoigner, approximativement, c’est inévitable, par celles à l’écran), ou parce que Klotz et Perceval, comme Bing, s’intéressent à la résilience plutôt qu’au désespoir, ou encore par cette situation qui rappelle celle documentée dans À l’Ouest des rails, ces gens qui n’ont rien et qui se voient menacés de se faire enlever ce qu’ils ne possèdent déjà pas (une partie de la Jungle sera détruite par les autorités, forçant les migrants à se trouver une autre habitation de fortune). Comme Bing aussi, les cinéastes choisissent leur « camp », leur caméra reste résolument d’un côté du conflit exposé, les policiers et les autorités demeurant, pendant la majeure partie du film, confinés à l’arrière-plan, ils se résument à une simple lumière bleue clignotante, persistante, une présence malveillante qui entoure et confine la Jungle.
 
Dans l’une des scènes les plus fortes, cet arrière-plan se déplace pour entrer dans la Jungle, alors que des fonctionnaires débarquent pour en « examiner » les conditions — les guillemets s’imposent tant cette délégation semble aveugle à ce qui l’entoure, les hommes se contentant de défiler, à la file indienne, en parlant entre eux, les yeux rivés au sol. C’est qu’ils ne reconnaissent plus ce sol boueux, ils doivent mesurer chaque pas pour éviter de trébucher sur cette terre qui n’est plus la leur, ils ne sont plus chez « eux » en France, mais dans un « nous » auxquels ils refusent d’appartenir. Car nous savons bien, nous, que les citoyens de la Jungle marchent aisément sur ce sol qu’ils se sont approprié, tout comme la caméra circule librement dans cet environnement, la maladresse des fonctionnaires témoignant d’un isolement qu’ils se sont imposé. La frontière à brûler, elle est là, elle se situe à la limite de ce regard incapable d’embrasser le monde, de voir plus loin que le bout de ses pieds — tout en contraste avec ces migrants qui nous regardent, nous, droit dans les yeux, et cette caméra qui leur renvoie leur regard.
 
Les images de L’héroïque lande permettent donc de voir ce que l’on a refusé de voir, Klotz et Perceval s’opposant à deux manières de rendre invisibles : d’abord à celle du grand cirque médiatique qui s’était formé autour de la Jungle, au flot continu d’images déversé par les médias (d’où l’importance de la durée, de garder les images en vie aussi longtemps que le sujet l’impose), et ensuite à celle des stratégies politiques qui ont fini par vaincre la Jungle, par la détruire, quelque temps après le tournage du film, dans le but de dissoudre cette nation sans nation au travers de la nation, de disperser les migrants à travers la France, moins pour leur offrir de meilleures conditions de vie, mais surtout, on imagine, pour rendre ces hommes et ces femmes moins visibles (c’est qu’ils commençaient à être encombrants). Le projet, essentiel, de L’héroïque lande, c’est bien de rendre visible cette Jungle qui a existé pour un temps en résistant à tout (même le climat semblait vouloir la déraciner, avec ce vent qui souffle sans cesse), si forte et vivante qu’elle renaissait de ses cendres (Phoenix, c’est le titre du dernier chapitre) après avoir été partiellement détruite, cette Jungle aussi fascinante que douloureuse qui semble tout droit sortie d’un autre monde. Mais elle fait bien partie du nôtre, et c’est ce que Klotz et Perceval nous donnent à voir, un espace fulgurant, qui s’offre comme une vision hallucinée de l’état du monde d’aujourd’hui, empli d’une humanité qui refuse de laisser le Diable fermer son futur (comme le dira un des hommes suivis par les cinéastes), et qui trouve enfin, au cinéma (c’est peu mais c’est déjà ça), les moyens de s’exprimer et de se faire reconnaître.
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Critique publiée le 16 décembre 2017.