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Captain Phillips (2013)
Paul Greengrass

Théâtres de guerre

Par Mathieu Li-Goyette
Qu'est-il advenu du cinéma d'action?

C'est la question qui se pose d'emblée à la vue de Captain Phillips, récupération habile des codes d'un genre dont la mort se confirme d'année en année. The Expendables et sa suite, A Good Day to Die Hard, The Last Stand et autres émules ont récemment relégué les héros d'action des années 80 et 90 à une mode nostalgique où les scénarios, aussi absurdes que médiocres, cultivent un arriérisme complaisant.

Or, chez Paul Greengrass, l'héroïsme n'est ni pyramidal ni disparu. Mieux encore: il est partout.

Cette dichotomie entre le bon et le méchant, entre les États-Unis et le reste du monde connu, le réalisateur en fait son char d'assaut, sillonnant le paysage en ruine du cinéma d'action populaire. Ici, la structure politique prend le dessus sur la mise en scène de la guerre. La caméra suit moins la pointe des fusils que le coeur des hommes, la mise en scène se débarrasse des ralentis pompeux et restitue la psychologie des personnages au centre d’un récit aussi simple qu'il se veut « vrai », adapté d'un fait vécu et dénué de toute gloire patriotique. Tom Hanks incarne le capitaine Phillips, un sympathique gaillard du nord-est qui, par un beau matin, part pour l'Afrique où on lui demandera de mener à bon port un bateau de marchandises. Frôlant de trop près la Somalie, le navire sera abordé par des pirates locaux, puis son équipage pris en otage en échange de gros sous. L'attentat est classique, déjà digne d'un film d'action, car Phillips, sans armes et sans formation, parviendra à négocier la vie de ses hommes contre sa propre capture.

La grande idée de Captain Phillips, c'est de tourner presque exclusivement en haute mer un film long de deux heures vingt minutes tout en établissant plusieurs théâtres de guerre. Il y a d'abord les navires-pirates, puis le bateau cargo, puis le porte-hélicoptères, la frégate américaine et, enfin, le navire de sauvetage dans lequel se déroulera la seconde moitié du film. Entre ces îlots, rien, sinon des plans aériens ambitieux et un montage parallèle qui, en plus d'insuffler à l'action un souffle d'une rigueur impeccable, tisse des parallèles entre les deux capitaines (Phillips et son adversaire Muse). L'un transporte des cargaisons pour venir en aide à l'Afrique; l'autre veut se sortir de l'Afrique, rêve d'aller aux États-Unis avec l'argent qu'il tirerait d'une telle opération. « Pourquoi es-tu un pêcheur et pirate », lui dit Phllips. « C'est tout ce que je peux faire », répond Muse.

En donnant à l'inconnu Barkhad Abdi autant de gros plans, Greengrass offre au jeune acteur somalien la possibilité d'imposer sa présence. Ses menaces proférées à l'endroit de l'Américain ne sont jamais des insultes et la manière dont il doit gérer la colère et l'incompétence de certains de ses camarades pirates en font d'emblée un personnage humanisé et loin des clichés du genre. Non pas représenté comme un sombre vilain, comme un Étranger qui en voudrait à l'Amérique, Muse est capitaine au même titre que Phillips; un capitaine avec de plus petits moyens et de plus grands desseins, un capitaine que l'on voit partir de chez lui dans une embarcation minuscule et qu'on observe assaillir un navire de la marine marchande. Entre le bungalow du Maine et la maison en terre cuite, le spectateur serait bien culotté de condamner quiconque prenant part au combat.

La tension de Captain Phillips est donc double : à nous faire craindre pour la vie de Muse comme pour celle de Phillips, Greengrass parvient à s'éloigner de la bataille pour se pencher sur les forces en place, sur la démonstration de pouvoir des Américains face à ces pirates peu équipés, sur la volonté politique qui repose d'une part sur le vol de ceux qui nous exploitent et, d'autre part, à punir des criminels avec une puissance si grande qu'elle fait office d'action préventive et dissuasive pour les pirates à venir. Le déploiement des élites étasuniennes en est terrifiant, mobilisant les SEALS, une armada de navires et de spécialistes pour sauver la vie d'un seul citoyen qui, le prologue est là pour en témoigner, vit la vie la plus tranquille. En ce sens, l'interprétation de Tom Hanks sublime la condition de cet Américain moyen, l'acteur reprenant un peu du jeu naïf et bon enfant qui lui a valu ses premières gloires.

En s'appuyant sur des plans calqués sur les images militaires tournées durant l'opération, Greengrass parvient à substituer au réel son regard sur la « machine » américaine. Il offre une conclusion réconfortante (« Même si vous n'êtes qu'un citoyen ''sans importance'', un bataillon ira à votre secours ») tout en exposant un problème rationnel au public qui, face à ces disproportions, n'a d'autre choix que de remettre en cause l'ampleur de l'opération tout comme les raisons premières qui ont déclenché l'attentat (la pauvreté, le manque d'éducation, la politique sauvage pratiquée à l'égard du tiers monde, etc.). Le raisonnement est percutant, d'autant plus que le style de Greengrass continue de prendre de la vitesse de film en film, et ce, sans jamais perdre de vue l'importance du cadre et des éléments filmés. L'action est belle, mais rapide. Les plans sont nerveux, mais limpides.

Les compositions s'accrochent furieusement à des visages, des regards assassins, utilisant les lignes directrices de l'architecture des navires, des armes et de l'horizon pour cintrer l'image. La tension de la scène d'abordage et celle de la dernière fusillade atteignent quant à eux des sommets de réalisme qui, après Zero Dark Thirty, inaugurent une nouvelle façon de filmer l'armée. Après avoir entamé une réflexion passionnante sur l'interventionnisme américain dans Green Zone, le cinéaste poursuit ainsi sa relecture du cinéma d'action moderne à une époque où la grisaille enveloppe le manichéisme et où la portée des enjeux internationaux devrait nous interdire de revenir à ces héros musclés d'un autre temps. Avec Greengrass et ses cadres capables de brasser autant d'intérêts sans jamais déborder du politiquement correct, nous sommes définitivement entre de bonnes mains.
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Critique publiée le 15 octobre 2013.