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Ghost in the Shell (2017)
Rupert Sanders

Le fantôme de Scarlett

Par Mathieu Li-Goyette
Aujourd’hui, il n’y a probablement pas de plus grande actrice hollywoodienne que Scarlett Johansson. Aujourd’hui parce qu’elle a l’intelligence de choisir les rôles qui lui permettent de dialoguer avec l’imaginaire tout-numérique de son époque ; grande parce qu’elle sait jouer de tout son corps, contrôlant sa démarche et ses gestes avec la même maîtrise que sa voix ; hollywoodienne parce qu’elle l’est dans le meilleur sens du terme, nous tendant à nous le miroir d’une existence possibilisée, élevée sur l’écran comme le modèle d’une vie dressée en potentiel de toute vie, où tout parvient à valoir pour soi au-dessus des affres du Réel comme une ouverture vers autre chose, un devenir. C’est-à-dire, et ce n’est pas l’adulation qui le fait dire, que sa beauté évoque la Beauté et qu’elle a su faire de cette condition (celle d’être l’une des femmes les plus convoitées d’une industrie) un élément de défiance intrinsèquement lié à sa présence même dans un cadre où elle semble toujours, au grand dam d’Hollywood, exister malgré cette Beauté.  
 
Ce tour de force, l’actrice de her (2013), Under the Skin (2013) et Lucy (2014) l’a réussi en (nous) apprenant à caractériser et à singulariser chacune des parties de son être, déconstruisant film après film sa présence dans une forme d’éclatement où sa voix, sa peau et son regard se renvoyaient successivement la génération d’un mode d’existence décalé, sorti de l’humanité afin de mieux la scruter. Ghost in the Shell montre Scarlett poursuivre dans cette voie, travailler une épure qui dialogue avec sa propre virtualité idéale, la mettant à l’épreuve d’un corps robotique et numérique à l’intérieur duquel son esprit, son fantôme, son ghost, se débat à la recherche d’une attache sensible au monde qui l’entoure. Ce pur cerveau d’informations qu’elle est est pris dans un corps de polymères, un corps-sans-organes ; il ne ressent rien, ne se rappelle de rien, on lui dit que l’identité se joue dans le geste et pas dans la mémoire de l’être, mais cette éducation pragmatique la renverra à sa propre non-identité (de star), celle d’être seulement un outil (hollywoodien), « une arme », dira le président de la compagnie qui l’a créé pour le gouvernement. Cette interrogation qui portait tout le film d’animation de Mamoru Oshii sur ses épaules, à savoir celle d’un agent cybernétique qui se questionnait sur le siège de l’âme, sur les rapports entre le souvenir et le réel, entre la subjectivité et l’éthique programmée (l’éthique de ses patrons comme de ses adversaires), quittent ici le domaine du discours pour s’inscrire sur le corps de Scarlett… Tellement que si ce Ghost in the Shell est sans contredit une réussite et une adaptation qui en valait le risque, c’est parce qu’au jeu des citations rousseauistes de l’anime l’on substitut maintenant la présence de ce véritable corps philosophique.
 
Il nous faut alors éviter d’emblée toute référence au whitewashing du personnage principal, argument épidermique qui n’a de sens que pour les esprits tendancieux du politiquement correct, afin de souligner plutôt comment Scarlett dans le rôle de Major, dans ses haussements d’épaules carrés, dans sa posture arquée vers l’avant, sa tête penchée à un angle très précis de 45 degrés, ses mains tellement bloquées sur son arme qu’elles en vibrent et le canon avec elles, comment Scarlett construit (encore – et encore différemment) le personnage d’un robot qui découvre l’humanité qui l’habite. Ce rôle, qu’elle jouait autrement dans les trois films déjà cités, elle le jouait aussi dans l'héroïne que lui avait taillé sur mesure Joss Whedon dans Age of Ultron (2015), alors qu’elle se révélait être à nouveau une machine de guerre qui tentait tant bien que mal de renouer avec une humanité enterrée. Puisant dans ces précédentes incarnations, celle de Major semble en être une forme de parachèvement. Elle lui permet de rassembler autour d’une même performance les traits qui ont caractérisé ces dernières années passées à faire de sa propre plastique dangereuse le sujet de ses films, bloquant, dans un acte d’une subversion étonnante, toute objectification supplémentaire qui la concernerait.
 
Ainsi Major Scarlett part-elle en mission, portant sur sa peau qui tend maintenant à disparaître complètement la somme du tiraillement de ce corps qu’elle ne choisit jamais (sauf dans Under the Skin ou c’est justement le fait de pouvoir le choisir qui l’en détache à nouveau). Envoyée par le patron de la Section 9 (jouissif Takeshi Kitano) enquêter sur une présence (Michael Pitt) qui assassine et contamine les cerveaux numériques, elle trouve dans ce monde de faux semblants des adversaires à la mesure de sa condition. Sans jamais pousser jusqu’où Oshii (ou bien le manga radicalement différent de Masamune Shirow) poussait, ce Ghost in the Shell travaille toutefois la même tension entre l’esprit de la machine et la machine de l’esprit humain, faisant de l’informatique un décodeur de questions existentialistes que notre entrée dans l’ubiquité numérique permet d’actualiser et de traiter par le biais de la science-fiction d’anticipation. Parmi les réussites du film de Rupert Sanders, à qui il faut d’ailleurs reconnaître une mise en scène élégante et particulièrement soignée dans sa reprise des moments les plus suspendus de l’anime, notons la présence en grand de Batou (Pilou Asbæk), ailier fidèle de l’héroïne, ou encore l’ajout d’une Dre Ouelet incarnée par une Juliette Binoche confortable. Son personnage maternant et consciencieux permet d’ailleurs de renforcer la question de l’origine de Major, puisqu'elle entraîne dans son sillon d’autres interrogations déterministes (d’où vient-elle ? qui était-elle avant d’être transplantée ?). Des interrogations qui n’importaient que très peu aux yeux d’Oshii (ce n’était pas son projet de cinéaste) et qui révèlent ici en quoi cette adaptation américanisée a su s’approprier l’univers de Ghost in the Shell sur le dos d’un questionnement identitaire posé à l’heure de la mondialisation du cinéma.
 
Métropolitain dans sa forme et sa distribution, Ghost in the Shell, c’est donc aussi l’histoire d’une adaptation mondialiste pleine de bonnes intentions et qui, dans un retournement de situation qu’il faudrait défendre, avoue sa propre entreprise de rénovation ethnique. S’il ne résout rien en concédant son parti-pris, le film de Sanders se montre toutefois sage et très conscient du champ de mines qu’il traverse, de tel sorte à ce que les nombreuses nationalités représentées permettent au récit original de s’inscrire dans un futur réaliste, où l’homogénéisation culturelle est surtout le fait de ces technologies cybernétiques. À celles-ci s’ajoute toute la plastique du film : celle des décors (tous), des tissus (du caoutchouc, du Spandex, du PVC), des textures (d’un lisse qui porte toujours en lui ses bruits aseptisés), des peaux (cette scène trop courte avec la prostituée) qui enveloppent l’ensemble de Ghost in the Shell dans un emballage qu’il faut absolument scruter et étudier. Au bas mot, le film de Sanders s’avère sans doute l’œuvre américaine la plus soignée, la plus artisanalement épatante dans les éléments qui composent sa fantaisie visuelle depuis le Fury Road (2015) de George Miller.
 
En publicitaire qu’il est, Sanders parvient à tirer profit de ses tics d’esthète en façonnant un véritable univers de lumières spectrales et contaminées, où la transparence des objets et des costumes permet à l’éclairage naturel des scènes (éclairage omniprésent, de sources d’une diversité folle et cachées des planchers aux aquariums) de créer un espace de pure science-fiction qui épate à travers la multiplicité plastique des matières qu’il parvient à marier, rappelant, lors de ses meilleurs moments (et ils sont nombreux) le choc des lumières et des couleurs du Fifth Element (1997) de Luc Besson. Or c’est dans cette lumière teintée qui impacte, qui se module à travers la matière comme à travers le corps rendu invisible de Scarlett que cette folie picturale prend son sens, nous rappelant que malgré la richesse de l’anime, il n’y a rien comme de la vraie lumière et de la vraie peau pour raconter la désintégration de l’Être et la douleur existentielle du fantôme qui se cache dans le corps de Major Scarlett. À un point tel qu’en adaptant le film culte, Sanders a surtout compris qu’il devait changer les règles du jeu, que toute entreprise tournée vers l’extrapolation des concepts de Oshii serait vouée à l’échec (parce que n’est pas Oshii ni W. S. Anderson qui veut, parce que Hollywood) et que, pour rendre à l’écran cette histoire de fantômes qui peinent à croire en leur humanité, il ne lui restait qu’à filmer le fantôme de Scarlett qui s’accroche à son corps et qui découvre pourquoi il faut parfois savoir s’accrocher à son corps, à capter ce fantôme dans son acte de résistance, dans ses glitchs corporels, ses camouflages qui isolent son visage, ses tensions qui nous montrent toute la force de la présence d’une actrice qui sait regagner ce que le cinéma lui soutire constamment.
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Critique publiée le 13 avril 2017.