WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Mad Max: Fury Road (2015)
George Miller

Vieille école, vraie école

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Internet et son cortège frénétique d'opinions polarisées, outrancières et réactionnaires, désagrègent lentement mais sûrement la notion même de discours critique. Seules les positions diamétralement opposées peuvent encore exister, dans un contexte de saturation totale où la moindre nuance marginalise sur-le-champ l'émetteur de celle-ci. Autrement dit, il n'y a plus de place dans la conjoncture actuelle que pour les opinions tranchées, galvanisées par leur propre perspective spectaculaire sur un objet culturel donné; et la vitesse phénoménale à laquelle le moindre feu prend aux poudres implique qu'un débat artificiel peut rapidement s'emparer d'un film, éclipsant immédiatement celui-ci au profit de son propre rayonnement. C'est par exemple le cas de Mad Max : Fury Road qui, en moins d'une semaine, a trouvé le moyen d'être réduit à cette seule querelle virtuelle : s'agit-il ou non d'un blockbuster féministe?

Évidemment, la question mérite d'être posée et le film offre effectivement quelques indices pouvant servir à soutenir cette interprétation – à commencer par cette prestation, d'une suprême confiance, qu'y livre Charlize Theron dans le rôle de la reine de la route Furiosa. Mais on se doute bien que si ce n'est de l'apport au débat d'une poignée de pauvres crétins qualifiant Fury Road d'horrible propagande féministe et appelant de ce fait à son boycott, le plus récent film de George Miller n'aurait certainement pas été proclamé « féministe » sur toutes les tribunes comme c'est désormais le cas – alors qu'il n'est au fond pas plus féministe qu'il ne l'est pas, ou peut-être plus que pas mais enfin certainement pas au point de n'être que ça. Si Mad Max : Fury Road peut paraître féministe aujourd'hui, c'est que l'écrasante majorité des films du genre est encore si intrinsèquement sexiste que le moindre écart par rapport à cette norme aberrante paraît subversif. Mais il ne s'agit pas pour autant de l'essence du film, encore moins du seul et unique critère sur la base duquel il faudrait l'évaluer, le célébrer ou le décrier; et le féminisme ne devrait pas, chose certaine, se satisfaire d'une oeuvre telle que celle-ci.

Soyons clair. Mad Max : Fury Road est d'abord et avant tout un bien beau bidon de kérosène enflammé, un film d'action formidablement anachronique qui semble surgir d'une époque révolue où ceux-ci ne sentaient pas le besoin de se justifier à tout bout de champ. Tout s'exprime ici sous forme d'action à l'état pur, de la narration la plus élémentaire jusqu'à l'élaboration de l'univers fictif structurant le récit. Le titulaire héros parle à peine. Tout ce qu'il y a à expliquer est expliqué dans le cadre décoiffant d'une course-poursuite furieuse, entre deux explosions violentes, sans jamais nuire à l'étourdissante vélocité de l'ensemble. La densité naît d'une prolifération de détails à même le spectacle, qui renoue ainsi avec le sens. L'action n'est pas subsidiaire, elle domine au contraire le film avec une autorité sidérante, cherchant constamment à se réinventer; le montage pourfend impitoyablement les temps morts, enchaînant les scènes à la manière d'une série de cocktails Molotov qu'il projète à la gueule du spectateur. Cette démesure effrénée serait d'ailleurs parfaitement absurde, si cette même absurdité n'était pas le combustible hautement volatil auquel carbure le tout.

Avec sa grandiloquence digne d'un opéra, sa démesure jubilatoire, Fury Road semble vouloir s'opposer avec une virulence rayonnante à l'austérité assommante et standardisés du cinéma commercial contemporain. Sa violence, sa sauvagerie le placent d'emblée aux antipodes de ces productions propres et mesurées, à la bêtise savamment calculée, qui singent grossièrement l'intelligence sans véritablement en faire preuve. À une époque où tous les films tentent de plaire à tout le monde, Fury Road assume pour sa part pleinement sa méchanceté, affichant son outrance et son imaginaire tapageur avec une sorte de fierté juvénile qui serait sans doute irritante si elle n'était pas aussi contagieuse. Essentiellement, George Miller semble avoir voulu réaliser l'ultime Mad Max, la somme délirante de ses diverses visions post-apocalyptiques, sous la forme d'un hommage rugissant à la série B d'antan – tant et si bien que l'on a parfois l'impression d'avoir déterré une vieille VHS poussiéreuse, une relique oubliée datant de cet âge d'or de plus en plus lointain où les séquences d'action étaient encore lisibles.

Car, par-delà le bruit et la fureur, le chaos orchestré par Miller a ceci de fascinant qu'il demeure toujours parfaitement compréhensible. La mise en scène témoigne d'une véritable conscience de l'espace, respectant une certaine logique même lorsque ce qu'elle dépeint dépasse allègrement les limites de l'entendement. On sent, derrière cet excès d'excès, une étonnante économie à l'oeuvre; le mouvement perpétuel de l'ensemble se concentre sur la progression constante d'un seul véhicule, le délire ambiant convergeant de manière fluide vers ce noyau de cohérence qui conserve l'attention de la caméra. Même les scènes les plus rocambolesques reposent sur un enchaînement frénétique d'événements conséquents plutôt que sur une accumulation étourdissante d'images fragmentées qui exploitent l'agitation pour simuler l'action. La virtuosité de la réalisation s'appuie sur ce parti pris, sur cette philosophie « à l'ancienne » qui n'est pas simplement fondée sur une nostalgie superficielle.

Fury Road est un moteur suralimenté qui tourne à plein régime durant deux heures, une rutilante machine qui ne réduit sa vitesse que pour mieux passer à la prochaine. Sa structure narrative épurée à l'extrême épouse le mouvement soutenu de ses protagonistes ainsi que les variations du territoire qu'ils parcourent, explorant par le biais de cette forme organique un vaste éventail d'idées découlant de sa féconde prémisse : la résilience humaine, l'instinct de survie, le fanatisme religieux, l'autoritarisme et la violence patriarcale. Non content de capitaliser sur l'aura mythique de sa célèbre franchise, Miller s'en donne ici à coeur joie, repoussant les possibilités formelles et narratives de son univers post-apocalyptique. Avec Fury Road, il signe en fait l'itération la plus complète et la plus complexe de ce modèle, insufflant à une formule potentiellement éculée un authentique souffle épique dont l'envergure est décuplée par un redoutable dépouillement. Glorieusement cinglé et prodigieusement jouissif, force est d'admettre que le nouveau Mad Max règne sur la route avec un aplomb triomphant – allant jusqu'au bout de sa propre folie pour notre plus grand plaisir.

 

Lectures complémentaires
Mad Max (critique)
The Road Warrior (critique)
Mad Max Beyond Thunderdome (critique)
Fury Road et la mécanique des fluides (essai)

8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 21 mai 2015.