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Pour la suite du monde (1963)
Michel Brault et Pierre Perrault

L'empreinte d'un perpétuel présent

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'espoir fondé sur la transmission d'un savoir, l'espoir que le partage d'un héritage saura renouveler les liens qui unissent les membres d'une communauté donnée : voilà ce qu'implique cette formule splendide, Pour la suite du monde, dont on peut dire qu'elle cristallise en quelques mots évocateurs l'essence même de l'oeuvre de Pierre Perrault. Cinéaste de la passation, de la caméra comme moyen non pas de conserver, mais de faire revivre, l'auteur du Goût de la farine et de La bête lumineuse ne se contente pas d'évoquer les traditions ou de les encadrer joliment dans le petit cercueil officiel du folklore inanimé. Il les ravive et les actualise, concevant comme fondement même d'un idéal social cet échange entre le passé et le présent, entre le présent et l'avenir, qui fait du présent un temps privilégié où se joue la survie d'une culture.

Captant le moment où les êtres prennent conscience de leur propre historicité, comprennent les implications de leur inscription dans un temps historique, le cinéaste investit le réel d'un sens profond. Chez lui, l'image révèle la coexistence des différents temps qui composent l'Histoire; un paysage, un visage est toujours l'accumulation des années et des expériences, des événements qui l'ont marqué. Chaque geste s'inscrit dans une suite, chaque chose peut dévoiler les passages successifs, la sédimentation, quelque chose comme une conception géologique de l'existence. C'est cette trace invisible que Perrault est passé maître dans l'art de raconter.

S'opposant au souvenir vide de sens, au passé dépourvu de résonance, au même titre qu'il refuse l'image pour l'image, Perrault affirme qu'une culture est une chose vivante, fragile, qu'il faut protéger, car elle risque à tout moment de disparaître. La présence de la caméra accélère cette prise de conscience. Elle crée l'urgence, provoque une situation nouvelle. C'est un déclencheur. Face à elle, les individus se repensent, remettent en question leur rapport à leur propre culture. Ils s'insurgent contre l'oubli, luttent contre l'effacement. Raviver une pratique en apparence désuète, comme la pêche aux marsouins, devient alors un moyen pour le peuple de reprendre contact avec ses racines.

La figure de l'ancêtre, dernier lien vivant avec le passé, redevient alors le pilier de la communauté. Détenteur d'un savoir en voie de disparition, lui seul peut empêcher l'érosion de la culture, l'oubli définitif. « Pour la suite du monde. » Le dialogue renaît entre les éléments du groupe, mais aussi entre ce groupe et l'Histoire - entre un passé autrefois condamné et un avenir redevenu contre toute attente possible. L'espoir renaît là où les gens se sentent désormais investis d'une mission historique, d'un devoir de mémoire, là où ils se battent pour la survivance d'un mode de vie, d'une identité commune.

Chargé d'une authentique portée politique, ce geste en apparence anodin, sans contredit anachronique de tendre à nouveau la pêche devient alors une manière pour cette communauté de renaître de ses cendres. Peut-être, ainsi, peut-elle espérer se perpétuer. Peut-être peut-elle, par cet acte de résistance, aspirer à une forme de pérennité. D'où cette place primordiale qu'accorde le film à la jeunesse, à ces enfants que Michel Brault filme au nom de l'avenir qu'ils représentent. Certains des plus beaux moments du film sont des instants simples, sans importance dans le déroulement de l'ensemble, où ceux-ci jouent innocemment.

Mais, ici encore, Perrault met au fond l'accent sur la transmission d'un savoir. Apprendre à construire un petit bateau de bois, c'est à une autre échelle découvrir comment l'on piège le marsouin. C'est devenir, à son tour, mémoire vivante d'un geste qui se perpétue de génération en génération et dont l'invention se perd dans la nuit des temps. Le cinéma devient alors une extension de la tradition orale. Il donne corps à la parole, lui confère la force d'une image. C'est en ce sens, aussi, que ce cinéma s'inscrit dans la logique d'une culture populaire; il en reproduit le mode opératoire, fonctionnant tel le prolongement moderne de coutumes ancestrales qu'il renouvelle sans en altérer l'esprit.

À l'aide de la technologie à sa disposition, Perrault documente et archive de manière inédite des rituels, des pratiques, un quotidien qui semblent dater d'une autre époque, appartenir déjà à un autre monde. Il enregistre pour la postérité, consigne des manières de faire, de parler, de penser qui ont déjà à certains égards l'aspect particulier du souvenir. C'est sa manière à lui, peut-on penser, de contribuer au projet historique dont il a chargé les habitants de l'Isle-aux-Coudres. Car la démarche de Perrault, certes, est elle aussi historique. Seulement, elle ne fige jamais les actions filmées dans un passé en devenir; c'est l'empreinte d'un perpétuel présent, le rêve d'un avenir qui semble en mesure de se renouveler indéfiniment.

Pour la suite du monde. À force de le répéter, de l'évoquer à tort et à travers, on risque d'oublier le sens de ce titre. À n'en pas douter, le film de Perrault fait aujourd'hui partie du patrimoine cinématographique québécois. Il s'agit - oui, bien sûr, évidemment - d'un jalon majeur dans l'histoire du cinéma direct, d'un film-fondation sur lequel repose l'ensemble d'une oeuvre-phare. Mais il ne faudrait pas pour autant en faire, bêtement, un monument historique. Car il serait injuste de réserver à Pour la suite du monde un sort similaire à celui qu'il a voulu épargner à une culture dont, avant toute chose, il a cherché à protéger la vitalité, l'éternelle nouveauté.
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Critique publiée le 24 avril 2013.