Parce que l'exotisme a toujours rapporté
Par
Mathieu Li-Goyette
Fondamental à l'expression artistique, le concept de la mort et de l'anéantissement de l'être fait éclater la conscience humaine. En lui dévoilant le néant chez l'autre, il remet en question les origines (« tu es poussière et tu retourneras poussière ») et altère profondément le regard que l'un se fait du monde et de ses absurdités. Si le cinéma est l'art où nous avons le plus souvent vu cette mort à l'oeuvre, il n'en demeure pas moins qu'il est aussi l'art, par son instantanéité d'attraction, qui lui est le plus rattaché et le moins apte à s'en défaire et de la décomposer. Plus précisément obtus dans le cinéma japonais, la mort est un effet de contraste violent rappelant à la fois le seppuku, les doubles suicides passionnés et le traumatisme d'après-guerre. Parce que singulièrement moins imposant avant le cataclysme nucléaire, la mort dans l'esthétique du cinéma japonais chevauche les relations sexuelles en délimitant au sens large la superficie d'un pathos névrosé et violent.
Pourtant d'une douceur unique, le lauréat d'un Oscar pour le meilleur film en langue étrangère et le gagnant du Prix des Amériques à la dernière édition du Festival des Films du Monde aborde le sens du départ de l'être cher via les cérémonies du Soleil levant en faisant fit du passé troublant arboré par son pays. Et quelques 60 ans après les lettres de noblesses de l'humanisme d'après-guerre japonais, le détachement et le tact avec lesquels l'événement est approché a de quoi soulager et faire sourire. Réalisateur relativement connu au Québec depuis la distribution de La Famille Yen (1988), Yôjirô Takita parvient à signer une tranche de vie agréable qui, l'exotisme oblige, a attiré bien plus d'attention et d'espoirs que ce dont le film est réellement composé. C'est-à-dire un drame de moeurs dans les règles de l'art, linéaire dans sa structure, classique dans sa présentation et à la fois empreint d'un nihilisme tragique qui provoquera autant le rire qu'une illumination des plus minimales.
Takita s'intéresse ici aux cérémonies de l'embaumement traditionnel japonais (nokanshi) et au service de mise en cercueil exécuté devant la famille du défunt. Bizarre lieu de réconciliation avec la mort où un parfait inconnu tâte, lave et enveloppe sous les yeux des proches la dépouille de l'être aimé, la cérémonie en soit pousse le réalisateur à s'attarder longuement sur la symbolique du deuil et de la survivance du mort dans l'esprit des gens. Inhabité, le cadavre blanc reprend vie par le talent du défaitiste Daigo Kobayashi, ancien violoncelliste qui, pour tenter de nourrir sa femme, fait application pour un emploi qui s'avérera par surprise être l'assistant d'un maître de nokanshi (le jeu de mots « departures » jouant avec la publicité du journal prise pour une agence de voyage; le nokanshi est un autre type d'agence de voyage). S'il était important de parler du traitement de la mort dans le cinéma d'après-guerre japonais, c'est parce que celle-ci servit de mesure contrapuntique pour les rebelles de la nouvelle vague nippone. La mort étant devenue une ponctuation synonyme au sexe, le nouveau cinéma japonais, évoluant parallèlement entre le documentaire hyper-réaliste et ce cinéma allait logiquement s'orienter vers des formes hybrides comme le cinéma gore et le film d'horreur qui, toujours dans le but de se détacher de la masse, allait porter encore plus loin la notion des avant-gardistes des années 60.
À part des grands courants du cinéma japonais, Takita est plutôt porté vers un retour au naturalisme et aux comédies « inoffensives » à caractère moraliste. Entre le travail de Ozu et celui de Kore-Eda, le metteur en scène affiche la plus grande des neutralités devant l'absolue thématique de son sujet. Simplement là, à retranscrire les divers cheminements vers l'accomplissement du deuil, vers l'éclatement et la reconstitution du couple moderne japonais, l'accalmie générale de son film provient d'un malentendu encodé dans les moeurs du pays. Puisque peut-être difficile à saisir, les tabous de la société japonaise partagent à la fois leur part d'exotisme et de réelle dramaturgie pour le spectateur occidental. Le drame de Daigo est d'abord celui de vivre au prix des morts. De les côtoyer, les toucher, les laver, les maquiller et pour sa femme et pour les tenants de la tradition nippone hautement réservée sur les dépouilles et le monde des esprits, voilà une façon bien impie de gagner sa vie.
Rappelant certainement par moments le génial Six Feet Under d'Alan Ball, Departures dose la comédie noire et le drame familial à l'aide d'une écriture conventionnelle qui alterne les scènes comme de simples fragments morbides laissés à eux-même. C'est à dire que l'opus de Takita n'est pas le film sensationnel que l'Académie a défendu au prix d'ignorer le Entre les murs de Cantet et il n'est pas non plus le joyau des cinémas nationaux de l'an 2008 (à en croire le FFM). Après tout, il est grand temps de ne plus se laisser berner par l'exotisme japonais, par la singularité d'une cérémonie, certes, décrite avec la précision du documentaire, mais qui ne dépasse que rarement le sens conventionnel qui lui est donné. Intéressant par la dynamique qu'il met en place dans un milieu inconnu, le scénario de Kundo Koyoma se complaît dans un schéma mélodramatique prenant place dans un bureau funéraire où travaillent Daigo, une secrétaire peu intéressante et le génial maître Ikuei (le grand Tsutomu Yamazaki, époustouflant) qui prend sous son aile le nouveau venu avec la sagacité et l'ironie imperceptible du vieux mentor.
Renforcé par quelques trouvailles poétiques intéressantes (la plus charmante étant celle où Kobayashi joue du violoncelle dans un champ isolé: un nouvel artiste en paix avec sa propre existence), Departures dévoile un raisonnement simpliste sur l'acceptation de la mort et sur le traitement des dernières volontés. Devant être pris en contexte de la société pour laquelle le film à été réalisé, il est tout de même difficile de ne pas y trouver un intérêt anecdotique dans lequel une réalisation assurée et des interprétations le plus souvent jouées justes trahissent l'humilité d'un projet bêtement moraliste. Bien que le tout soit appuyé par une filiation intéressante entre le père disparu de Daigo et le père spirituel du jeune homme, l'alternance n'est pas exploitée à sa juste valeur. En manque de figure paternelle, l'apprenti trouve chez son maître la force et l'enseignement pour affronter les difficultés de l'existence, pour tenir tête à une femme parfaite sous laquelle se cache un caractère conservateur et égoïste. Récit d'apprentissage, Departures est un film généralement léger, exécuté avec un immense soin de réalisme et de minutie qui plaira pour l'exactitude de sa présentation d'une société tout en rituels et cérémonies qui – les récents prix décernés au film le confirment – ne semble guère cesser d'émerveiller les standards du cinéma mondial.
Critique publiée le 19 août 2009.