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Perfect Blue (1997)
Satoshi Kon

À travers le miroir

Par Mathieu Li-Goyette
Le cinéma de Satoshi Kon s'est dressé aussi vite, avec autant de vigueur et d'inventivité qu'il s'est éteint. En une séquence - la première de son travail de mise en scène en long métrage - l'ancien assistant de Katsuhiro Otomo a synthétisé l'ensemble de son oeuvre à venir, l'intégralité d'un style où l'esthétique de l'anime n'allait pas s'en sortir indemne : les apprentissages sont derrière lui, le pastiche des Power Rangers appuyant cette distanciation progressive des formes populaires du Japon des années 80 et 90 le confirme par un recyclage qui ouvre le film et nous ouvre, nous, au show-business éclectique du pays. Plus tard, c'est l'allure du manga pour fille - nous parlons du shojo, pris sous ses atours les plus clichés - qui passera dans la moulinette de son imaginaire compacteur de formes avec une affiche de film rappelant les visages reluisants de la franchise Sailor Moon. Ces grands globes oculaires vitreux, si innocents qu'ils en deviennent niais, Kon n'en a jamais voulu; ses figures s'éloignent de la tradition du manga, mais jamais dans l'espoir de rejoindre les écoles réalistes, occidentales. Pour Kon comme pour ses personnages, la réponse ne s'est jamais trouvée chez autrui, mais bien dans les plus intimes recoins d'une poésie de l'individu regardé par ses propres yeux.

Voilà peut-être pour quoi les miroirs semblent si omniprésents dans son oeuvre, et ce, dès Perfect Blue. Réflexion sur deux niveaux, celle de Kon tourne autour de son médium qu'il désire renouveler tout en rendant hommage à une certaine école de la maturité qui s'est développée dans le manga, mais pas tant dans l'anime tandis que celle de Mima, chanteuse pop espérant devenir actrice, gravite autour de son reflet, cette image bancable que la jeune et jolie femme sensible souhaite projeter pour poursuivre ses rêves de vedettariat. À travers le miroir, le reflet qu'aperçoit Mima se floue et Kon en joue. Les effets d'optique abondent dans Perfect Blue tout comme la composition des cadres met l'emphase sur une profondeur de champ complexe, systématiquement entourée d'éléments trompeurs et de témoins muets; les plans se chargent de sens sans jamais s'en décharger pour autant.

La psychose de l'actrice suit le cours d'une angoisse personnelle qui grandit au fil d'une ascension troublée ne calquant pas le talent de Mima, mais plutôt son influence dans les médias, son image véhiculée par les tabloïds ou encore son classement dans un magazine de l'industrie. Déjà aux prises avec son double intangible - celui de la célébrité qui évolue librement dans l'imaginaire collectif - le quotidien de l'héroïne se constitue comme une suite de luttes avec ses reflets incontrôlables. Après une partie où les personnages établissent leur place dans un échiquier qui prendra rapidement les allures d'un thriller psychologique, le second tiers tirera profit de cette exploitation perspicace du star-système. La troisième partie, elle, mélange les deux premières, s'évertue à nous convaincre que les reflets que nous croyions symétriques étaient peut-être trafiqués, voire l’oeuvre d'un ou d'une folle qui aurait mépris le reflet de Mima pour le sien. Plus qu'une enquête sur des meurtres sordides, Perfect Blue devient l'histoire de chasseurs de rêves et de leurs perditions psychotiques.

À l'image de ce bleu du titre, couleur de l'illusion, mais plus encore du cristal et du miroitement, les teintes s'assombrissent, allant du bleu ciel de la première séquence à ce rouge rouillé du quotidien déformé de Mima. Purifiée de ses hantises intérieures, sa vie tend finalement vers la surexposition, le plongeon dans un blanc nacré idéalisé qui clôt le film sur son happy end aussi surprenant qu'il ne semble pas tout à fait à la hauteur des aspirations premières du cinéaste.

Face la perfection des ciels bleus et des miroirs que l'on tend à l'actrice, le spectateur est amené à découvrir un monde de doubles maléfiques où les pulsions de mort et d'érotisme s'entrecroisent et culminent dans la scène centrale, celle qui sera reprise par Aronofsky dans Requiem for a Dream, celle où Mima accepte de simuler un viol pour prouver qu'elle est une actrice prête à tout. Pour le plaisir du public, elle dévoilera son corps d'abord ici, ensuite dans une séance de photos coquines, participant du même geste à modeler ce double médiatisé qui la pourchassera lors du dernier acte.

Plus l'écartèlement est prononcé entre sa personnalité originelle et celle qu'elle façonne, plus la schizophrénie exposée dans Perfect Blue se peaufinera en entraînant avec elle le style de Kon, qui multiplie les miroirs et les jeux de mises en abîme où il n'est plus possible de savoir si nous suivons Mima ou si nous regardons le travail d'une actrice dévouée. La difficulté que nous éprouvons à départager le réel de la fiction est d'autant plus fine, d'autant plus conceptuelle, qu'elle se complexifie au gré des moyens de l'animation qui, plus que la prise de vue réelle, rend impossible la distinction entre un registre narratif - le tournage de Double Blind, faisant un ricochet sur la double cécité dont souffre Mima d'une part, le spectateur de l'autre - et celui qui le surplombe - le film Perfect Blue. Comme l'auteur sait contrôler le fil de son récit grâce à un montage qui met l'emphase sur une cohérence visuelle et sonore mélangeant graduellement des couleurs chaudes à une musique aux tonalités incantatrices, voix et instruments numériques s'exprimant dans un trémolo synthétique, comme il sait faire durer ses plans et les couper au meilleur des moments, l'illusion qu'il met en scène a le luxe d'être intelligible non pas par le biais de grossières révélations ou de dialogues surlignant l'intrigue, mais bien par la constitution d'une atmosphère où la subjectivité du personnage prend toute son importance.

En ce sens, Kon déniche dans l'anime une subjectivité tirant profit des outils les plus éprouvés du langage du cinéma d'animation grand public. Les perspectives et le déplacement des strates statiques composant la mise en scène s'effectuent selon un point de vue centralisant chacun des plans à partir d'un point de fuite amovible : le contour des cadres, les décors, la température, les objets, les figurants dessinés sont tous tangibles, mais ce qui attire notre regard est une réflexion et qui dit réflexion, dit surface réfléchissante. Tout Perfect Blue tourne autour de cette surface que l'on peut (ou pas) sortir de ses gonds, cette réalité sur le point de céder à l'artificialité (et vice-versa), ce subterfuge constamment présent, perpétuellement fuyant.

Comme s'il prouvait par là qu'il n'y avait plus lieu de s'enfouir dans les enfantillages habituels de l'anime, Kon révèle la nature du tain des lieux communs et consensuels de son genre. Il ne se lasse jamais de les éprouver, de tester la rigidité de leur réflexivité qui rime le film, ses multiples verres brisés, ses rêves prémonitoires, ses dimensions superposées qui écrasent lentement Mima entre deux images en lesquelles elle craint de ne plus pouvoir se reconnaître. Le motif des yeux, particulièrement ceux du photographe qui seront percés dans une scène d'une violence inouïe, revient hanter l'esprit de l'actrice prisonnière d'une image qu'elle ne contrôle plus et qu'elle ne maîtrisera qu'en apprenant à envisager le monde de nouveau. À travers ce sombre miroir de l'âme et d'un art qu'il trouvait ankylosé, Kon nous propulse sans attaches, le regard hagard, étonné des potentialités inexploitées du cinéma d'animation japonais.
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Critique publiée le 25 février 2013.