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Prix des mots, Le (2013)
Julien Fréchette

Le dollar moral contre la morale du dollar

Par Mathieu Li-Goyette
C'est sous l'appellation de « thriller documentaire » que Le prix des mots est publicisé; drôle d'assemblage que cette catégorie d'étagère inventée, frôlant l'incohérence, car comment un fait documenté pourrait-il contenir sa part de suspense? de thriller? D'avoir suivi l'affaire de Noir Canada et de son auteur Alain Deneault (et coauteurs Delphine Abadie et William Sacher), nous connaissions l'issue du drame mettant un chercheur indépendant aux prises avec Barrick Gold, la plus grande minière au monde qui, au terme d'un procès à rallonge visant à faire taire l'affaire (pour ne pas dire procès-bâillon) a fait avouer aux chercheurs qu'ils n'avaient aucune preuve à l'égard de l'implication de la compagnie dans la mort de 52 mineurs congolais. L'affaire a défrayé la manchette durant près de quatre ans, Deneault a depuis publié Paradis Sous Terre aux mêmes éditions Écosociété, qui avaient été impliquées précédemment et la Barrick n'a eu qu'une tape sur les doigts, une remarque de la cour du Québec à l'effet de cette poursuite démesurée de six millions de dollars. Résultat? Une nouvelle loi modifiant le Code de procédure civile pour « prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens au débat public ».

L'affaire est close et le film de Julien Fréchette, entamé à partir d'une réflexion sur les procès-bâillon, a le beau jeu de nous mettre dans les souliers des poursuivis, mais jamais des poursuivants. S'intéressant donc à l'individu plutôt qu'à la personne légale - Barrick et Écosociété - le documentariste cherche à synthétiser quatre ans de démarches judiciaires en un film concis de 75 minutes, un petit cours en accéléré sur l'importance et la fragilité de la liberté de presse et de pensée vue d'un angle se prêtant à l'identification avec les auteurs. Pourchassé par cette multinationale sans visage, Deneault semble à peine protégé par son appartement d'où il n'y a rien à saisir – « tout, sauf mes quatre Pléiades », dit-il ironiquement - et l'étau juridique, serre-tête fait d'un vocabulaire barbant et kafkaïen, se presse et le compresse. Luttant à coups de mots et de rhétorique, il entame une bataille épistémologique contre une corporation lui répondant par le langage des dommages et intérêts. Tranquillement, Le prix des mots devient un film sur la vacuité d'un système judiciaire blindé par ses murs de lois, un film sur la lutte d'un Don Quichotte idéaliste tentant d'abattre, par la forme et la rigueur intellectuelle, ces moulins éventés par l'argent.

Mais il vient un moment où le documentaire de Fréchette se détache un peu de Deneault pour mieux prendre de l'expansion. Pendant que celui-ci se débat dans l'attente, notre intérêt se reporte sur les députés, sur l'avocat engagé par l'éditeur, sur les manifestations et même sur d'autres journalistes ayant traité de l'affaire. Nous amenant à envisager cette poursuite comme un alibi sur une réflexion plus générale sur les différences entre la recherche et le journalisme, entre l'écriture pamphlétaire et la mise en relation d'hypothèses documentées, le cinéaste parvient à instituer une distante agréable entre l'angoisse quotidienne des victimes de la poursuite et le grand dessein idéologique qui s'écrit à l'extérieur du cadre : Fréchette capte, étape par étape, la création d'un précédent qui fera date. Ayant recours à un thème musical récurrent, refusant l'intervention en voix off en préférant l'utilisation de cartons noirs venant expliquer les faits officiels sans jamais se risquer à les interpréter, le film évite l'embarras de la partisanerie et maintient une ligne claire où le point de vue n'équivaut pas à un parti pris. Le boléro informatif est efficace, loin du reportage par la rigueur du regard, toujours passionnant parce qu'il prend garde à la monotonie du processus judiciaire.

C'est-à-dire qu'à militer, caméra à la main, aux côtés de Deneault, Le prix des mots aurait failli à sa tâche, soit faire connaître et documenter les différentes étapes ayant mené à un règlement que nombreux avaient d'abord convenus comme décevant au lendemain du retrait du livre de chez les libraires. Or, Fréchette parvient à restituer l'humain dans l'administratif, à montrer avec une compassion sans pathos que la ferveur idéologique a ses limites et que des hommes se brisent sous le poids des contraintes et des dédales mis en place par la Barrick. Il n'y a là aucun vacarme, rien de criard; au contraire, Le prix des mots devient nécessaire parce qu'il élargit un débat demeuré dans le vase clos d'une bataille de fond reprise par les médias. En se pointant quelques mois après la conclusion de cette dernière, le documentaire hérite en quelque sorte du flambeau de son sujet.

Moins une oeuvre cherchant à prouver la thèse de Noir Canada (à vrai dire, on n'en prolonge jamais la piste), Le prix des mots se pose bien entendu la question du prix des mots, du prix de la réflexion et du doute dans une ère où le préjudice se fait justice, où la vérité blanche ou noire est une science qui n'est plus interprétative. La lutte autour du livre s'avère un combat pour la légitimité d'un intellectuel des sciences humaines à questionner une entité juridique composée de profits et de dépenses. La crainte d'être détruit s'empare des auteurs et du spectateur, crainte rendue tangible par le documentariste esquissant cette longue main noire (celle du noir Canada en quelque sorte) rampant sournoisement vers les principaux concernés. Thriller documentaire, qu'ils disaient? La peur conspirationniste s'avère fondée et la vulnérabilité absolue d'Alain Deneault et d'Écosociété n'en est que plus troublante bien que connue, plus terrifiante lorsque, face à ce titan industriel qui passa prêt de broyer ces intellectuels et l'aboutissement de leurs travaux, on ne semble plus en mesure de faire confiance à une justice à la solde du plus fort. Et la vraie question qui nous vient finalement en tête, celle qui demeure la plus lourde de sens, c'est bien celle du poids des mots, de leur valeur plutôt que de leur prix, de leur dollar moral confronté à un utilitarisme de bas étage.
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Critique publiée le 8 février 2013.