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Rusty Knife (1958)
Toshio Masuda

Main basse sur la ville

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Loin des anarchiques excentricités d'un Suzuki ou de l'éclectique frénésie d'un Kurahara, Toshio Masuda demeure néanmoins l'un des auteurs-clés de l'histoire de l'akushon – peut-être, justement, parce que son style résolument classique permet de saisir très précisément l'essence d'un genre dont on connaît mieux de nos jours les figures d'exception. Rusty Knife, triomphe au box-office qui fit la renommée du cinéaste, est la première d'une série de 26 collaborations entre celui-ci et l'acteur Yujiro Ishihara, découvert deux ans plus tôt dans Passions juvéniles de Ko Nakahira, qui deviendra l'une des plus grandes stars de l'histoire du cinéma japonais.
 
Ici, Ishihara ne joue déjà plus les adolescents impétueux, ce rôle étant plutôt laissé au jeune Akira Kobayashi – future vedette de la Nikkatsu qui connaîtra la gloire deux ans plus tard avec Guitar Wanderer de Buichi Saito, premier d'une série de neuf films à succès. C'est Kobayashi qui dévale les rues, insouciant, chevauchant sa motocyclette une jolie fille à ses côtés, l'air de dire qu'il n'a rien à perdre et une seule vie à vivre alors aussi bien la vivre et voilà tout. Masuda filme le tout avec une candeur, une inventivité formelle qui préfigure la liberté de la Nouvelle Vague.
 
Dorénavant, Ishihara semble donc pour sa part au-dessus de ces folies de jeunesse. Il gère son lourd passé, comme tout bon héros de film noir qui se respecte, tentant tant bien que mal d'échapper à cette autre vie dans laquelle il était yakuza, dans laquelle il a tué un homme et pour laquelle il a payé en passant cinq longues années en prison. Il ne revendique plus sa liberté à tous vents, puisqu'il en a compris le prix. Il n'aspire plus, au fond, qu'à être un honnête citoyen… mais cela va s'avérer d'autant plus difficile qu'une vieille histoire de meurtre refait surface et qu'il est, comme de raison, l'un des principaux témoins dans l'affaire.
 
Mais revenons d'abord en arrière, si vous le voulez bien. Il y a, en guise de prélude à tout ça, une sorte de petit film dans le film mettant en vedette l'inimitable Jo Shishido. Or celui-ci, avant d'être précipité de manière on ne peut plus expéditive en bas d'un train en mouvement, sort auquel il semble d'ailleurs condamné d'emblée, fait preuve d'assez d'attitude pour tenir le spectateur en haleine jusqu'à l'arrivée d'Ishihara et de Kobayashi. On devine, en l'espace de quelques scènes, ce charisme négatif qui explosera cinq ans plus tard dans La jeunesse de la bête de Seijun Suzuki. C'est anecdotique, mais ça mérite tout de même d'être souligné.
 
Chantage, corruption, violence : le Japon de la reconstruction tel que le dépeint Masuda n'a rien de bien glorieux. Un prologue dont la facture nous rappelle celle du reportage nous annonce que derrière les chantiers, les usines modernes et les villes industrielles qui fleurissent d'un bout à l'autre du pays, le crime organisé prolifère comme une mauvaise herbe tenace et néfaste. Le film, dès le début, se refuse toute complaisance romantique à l'égard des magouilleurs qui profitent des failles du système : les crapules sont viles et cruelles, les justes veulent échapper à leur monde.
 
Si le scénario s'avère convenu, Toshio Masuda évite le cliché en faisant de cette histoire une affaire d'abord politique. Au-delà des enjeux individuels, des drames personnels, ce qu'il importe de mettre en scène, ce sont les conséquences collectives de ce fléau qui menace l'ordre social. La belle Mie Kitahara incarne à ces fins une journaliste, symbole d'honnêteté et d'intransigeance aux antipodes de la figure ambivalente de la femme fatale classique. Jeune fille moderne, déterminée, elle rompt nettement avec la tradition, annonce l'avènement d'un nouvel ordre social dans lequel la femme aurait un rôle à jouer au même titre que l'homme. C'est par son entremise que le film établit clairement le réseau de liens qui existent entre crime et politique.
 
La tradition, le paternalisme s'incarnent sous ces deux formes parallèles, ces deux réseaux de pouvoir qui se complètent secrètement. Un simple émetteur radio assure le lien entre les deux mondes, entre les hautes sphères et les bas-fonds; et ce que révèle l'intrigue, en exposant cette connexion, ce n'est pas tant un unique « coupable » qu'une complexe machination, un système d'influences qui régule et contrôle chaque étage de l'édifice social. Que l'oncle de la journaliste soit au sommet de cette pyramide ne fait qu'expliciter cette critique de la tradition à laquelle procède Masuda : l'institution familiale, ainsi remise en question, est elle aussi représentée comme un dispositif de domination.
 
Même la résolution de l'intrigue romantique contribue à symboliser une rupture nécessaire avec le passé. Dans ce qui s'avère le plus beau des plans du film, Kitahara court pour rejoindre Ishihara qui s'éloigne vers l'horizon. Un autre cinéaste se serait rapproché des retrouvailles, aurait capté un baiser passionné sur lequel inscrire le mot « fin ». Masuda préfère effectuer un léger mouvement de caméra, afin de bien cadrer ce fameux couteau rouillé dont il laisse entendre qu'il restera derrière, planté à même le sol, comme le souvenir d'une autre vie. L'ancien yakuza s'est libéré de son emprise et marche maintenant vers un avenir meilleur, loin du règne de la violence.

Diffusion : Vendredi 19 octobre à 18h30 (Cinémathèque québécoise)
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Critique publiée le 16 octobre 2012.