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Holy Motors (2012)
Leos Carax

Pour la beauté du geste

Par Jean-François Vandeuren
C’est un matin comme les autres. Un homme visiblement très riche sort de son immense demeure en forme de paquebot, salue sa petite famille et marche tranquillement vers la luxueuse limousine qui le conduira vers une autre journée de dur labeur. Son assistante - et conductrice du véhicule - l'informera alors qu’il a neuf rendez-vous de planifiés pour aujourd’hui. Plusieurs kilomètres plus loin, au coeur de Paris, l’homme sortira de la voiture déguisé en vieille mendiante et sera escorté par ses gardes du corps jusqu’à un pont situé à proximité où il s’installera pour quémander la charité des passants. Une fois la besogne terminée, l’homme réintégrera sa loge sur roues, en route vers son prochain rendez-vous où il participera à une séance de capture de mouvements des plus physiques - dans tous les sens du terme. La suite du parcours du « héros » de ce cinquième long métrage du Français Leos Carax obéira au même schéma - dont le cinéaste soulignera abondamment la lourdeur -, le protagoniste continuant de prêter son corps à une série de personnages plus différents les uns des autres dans des scénarios aussi absurdes que dramatiques et horrifiants. Le réalisateur se jouera alors brillamment du rapport qu’entretiendra le spectateur avec l’essence de son oeuvre, plaçant celui-ci dans un constant état de déséquilibre intellectuel et émotionnel face à un exercice déroutant au possible qui aura été pensé et exécuté avec pour objectif de ne pas toujours produire les effets escomptés. L’homme (Denis Lavant) n’est donc ni riche ni pauvre, ni réalité ni fiction. Il est tout et rien à la fois. Un acteur semblant parfois forcé de ne jouer que pour lui-même, en espérant qu’un public l’observe toujours.

Le manège endiablé dans lequel nous entraîne Holy Motors nous fera ainsi vivre le cheminement amplifié à l’extrême d’un comédien à une époque où la relation entre l’auditoire et les médiums d’expression traditionnels de ce dernier se sera passablement affaiblie. Comme la star qui avait dû faire face à la musique lorsque le cinéma était soudainement devenu parlant à la fin des années 20, l’interprète, dans le film de Leos Carax, doit plus que jamais être multidisciplinaire, savoir s’adapter à toutes les conditions et communiquer un large éventail d’émotions pour pouvoir espérer demeurer dans cette roue du spectacle tournant de plus en plus rapidement. C’est dans un tel contexte que le comédien devra jouer les merdes hideuses, les assassins méthodiques, les oncles mourant et les amants perdus en l’espace de quelques heures. Le tout en plus d’habiter des situations spécifiques où la fiction s’immiscera dans nombre de tranches de vie d’une réalité paraissant elle aussi de moins en moins naturelle. Carax se penchera du coup sur la propension du spectateur comme des individus occupant son espace filmique à réagir aussi fortement que par le passé aux images et aux événements auxquels ils sont exposés, entre la belle (Eva Mendes) qui n’essaiera pas de se défendre - et respecter ainsi une certaine tradition narrative - lorsqu'elle sera enlevée par la bête, et ces acteurs qui seront au final les plus réceptifs aux lignes qu’ils prononceront, à ce qu’ils sauront pourtant être faux. Le cinéaste exécutera d’ailleurs un coup de maître lorsqu’il entrechoquera la fiction avec la fiction à l’intérieur de cette réalité (!) alors que l’homme et une autre de ces actrices (Kylie Minogue) joueront une scène de comédie musicale entre deux rendez-vous, avant que ne survienne une autre tragédie fabriquée.

L’univers dans lequel se déploie Holy Motors en est un où les caméras tendent à devenir si minuscules qu’on ne pourra bientôt plus les repérer à l’oeil nu. Un monde où le public ne désire plus être conscient des rouages du spectacle, « voir les moteurs », comme le résumera si bien une limousine inquiète de son propre sort à ses compères une fois stationnée dans un immense hangar à la fin de cette longue journée. Une idée rejoignant celle de ce public inerte que présentera Carax avant d’infiltrer sa propre séquence d’ouverture, laquelle évoquera à bien des égards celle du brillant Persona d’Ingmar Bergman. Un monde faisant certainement écho au nôtre, où un nombre grandissant de sources de divertissement sont produites en étant captées sur le vif grâce un appareil mobile, avec un minimum de préparation et de simples réflexes, pour ensuite être présentées au reste de la planète par le biais d’Internet, où le public tend de plus en plus à vouloir « vivre » le spectacle auquel il assiste - comme le sous-entend l’expansion des technologies 3D et autres sièges vibrants. C’est donc en s’immisçant dans cette « réalité » que la fiction cherchera à la déjouer, à l’adapter à ses propres codes et lois, permettant à ses messagers d’être immortels au-delà des rôles qu’ils ont à jouer, de mourir pour la magie du moment avant de se relever et de se préparer aussitôt à camper un autre personnage. Carax ira du coup d’une réflexion aussi vigoureuse qu’inusité sur les fondements de cet être aux multiples visages devant se confondre avec ses semblables (littéralement) et de l’art en général, sur la force et la durabilité de la performance comme la manière parfois absurde dont l’une en suivra une autre.

Cinéaste dont l’esprit n’aura visiblement pas été traversé ici par l’idée de faire le moindre compromis, Leos Carax aura atteint des sommets vertigineux avec Holy Motors de par la puissance et le caractère insaisissable de sa prémisse et d’un discours aux multiples connotations pouvant mener à autant d’interprétations, conquérant l’esprit du spectateur en s’affairant à le surprendre à chaque détour tout en l’enivrant de l’étrangeté enveloppant ses images aussi sublimes que déstabilisantes. Une approche faisant certainement écho au propos et à la trame narrative du film et vice-versa, démontrant la capacité des créateurs à pouvoir encore surprendre un public croyant pourtant connaître chacune des mécaniques du septième art sur le bout des doigts après y avoir été exposé pendant plus de cent ans. Le plus remarquable, c’est que là où d’autres cinéastes auront déjà exploré par le passé les dessous du médium à partir d’un univers et de personnages tout ce qu’il y a de plus concrets, Carax, de son côté, ne se sera pas gêné pour toucher aux scénarios les plus improbables et les plus choquants, rendant du coup tout aussi inconfortables et subversives les histoires beaucoup plus banales les entrecoupant. Le tout avec l’indispensable complicité d’un Denis Lavant - collaborateur de longue date du réalisateur - que nous n’aurions pu imaginer plus hypnotisant et en total contrôle de toutes les facettes d’une interprétation aussi éclatée qu’exigeante. Holy Motors s’impose en bout de ligne comme une oeuvre magistrale osant questionner de la manière la plus improbable l’avenir d’un art qui ne semble pas toujours très rose, mais par l’entremise d’une démarche visuelle et narrative nous laissant tout de même croire qu’il est encore capable de grandes choses.
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Critique publiée le 5 octobre 2012.